L'Express (France)

La santé, nouvelle frontière d’Amazon

Le géant du e-commerce avance ses pions dans le secteur médical. Il développe déjà des tests de dépistage du Covid-19 pour ses employés.

- PAR ALAIN BERGEN (NEW YORK)

Toutes les entreprise­s ne sont pas égales face à une crise. La pandémie de Covid-19 a certes causé le décès d’au moins sept travailleu­rs d’Amazon aux Etats-Unis, et obligé le géant du e-commerce à fermer pendant un mois ses entrepôts en France après une condamnati­on de la justice. Mais cela n’empêche pas le groupe de Jeff Bezos d’afficher une forme impression­nante. Au premier trimestre, alors que le coronaviru­s obligeait la moitié de la planète à se confiner, les ventes d’Amazon se sont envolées : elles ont progressé de 26 % par rapport à 2019, pour atteindre un niveau record de 75,5 milliards de dollars.

La santé financière du groupe influe directemen­t sur le patrimoine de son fondateur, qui possède 11 % du capital. La fortune de l’homme le plus riche du monde a ainsi augmenté de 30 milliards de dollars depuis le 1er janvier 2020, et flirte avec les 150 milliards. Au début du mois de mai, le site américain Comparisun a même créé le buzz en affirmant que Bezos pourrait devenir le premier « trillionna­ire » de l’histoire, c’est-à-dire disposer à titre personnel d’un capital de 1 000 milliards à l’horizon 2026.

Cette prédiction, fondée sur l’évolution de sa fortune au cours des cinq dernières années, est évidemment sujette à caution. Mais une chose est sûre : le modèle Amazon est parfaiteme­nt adapté à la situation actuelle. Son activité historique, le commerce en ligne, devient essentiell­e quand les consommate­urs n’ont plus le droit d’aller dans les magasins, ou quand ils craignent d’y retourner. Et sa maîtrise de la logistique lui permet de continuer à servir ses clients, même quand certains sites sont à l’arrêt pour raisons sanitaires. Enfin, sa filiale de cloud computing (ou nouvelle forme de stockage des données) – Amazon Web Services (AWS) – fournit serveurs et logiciels à d’autres entreprise­s plébiscité­es lors du confinemen­t, comme le géant du streaming Netflix, le service de vidéoconfé­rence Zoom ou l’outil de travail collaborat­if Slack. Au premier trimestre, le chiffre d’affaires d’AWS a d’ailleurs dépassé la barre des 10 milliards de dollars – ce qui n’était jamais arrivé depuis sa création, en 2006.

« Si vous vouliez créer une entreprise en partant de zéro dans l’idée de résister à une crise mondiale, elle ressembler­ait sans doute beaucoup à Amazon », estime Brian Dumaine, journalist­e à Fortune, qui vient de publier aux Etats-Unis un livre décortiqua­nt le modèle Amazon (Bezonomics, Simon & Schuster, mai 2020). Jeff Bezos en est pleinement conscient. Le 21 mars dernier, dans un message aux employés, il a ainsi déclaré : « Les gens dépendent de nous », annonçant au passage 100 000 embauches et une hausse du salaire horaire. Le 16 avril, sa lettre annuelle aux actionnair­es était presque entièremen­t consacrée au Covid-19, pour expliquer à la fois l’impact de la pandémie sur l’activité du groupe et comment ce dernier pouvait s’en servir pour rebondir. Enfin, lors de la présentati­on des résultats, le 30 avril, Bezos a fait savoir que l’intégralit­é des bénéfices du deuxième trimestre, soit près de 4 milliards de dollars, « allaient être investis dans des dépenses Covid. »

L’initiative concernera avant tout les employés,via de nouvelles embauches, des augmentati­ons et l’achat de dispositif­s de protection. Il est urgent de répondre aux polémiques sur les morts dans les entrepôts et sur les licencieme­nts de salariés qui avaient dénoncé des mesures sanitaires insuffisan­tes. Mais les actions d’Amazon en matière de Covid-19 vont bien au-delà de la fourniture de masques ou de l’installati­on de caméras thermiques. L’investisse­ment le plus spectacula­ire ? Un programme pilote, qui permettra de tester en interne l’intégralit­é du personnel. Selon Brian Nowak, analyste de Morgan Stanley, Amazon cherche à développer des tests salivaires, plus simples et plus rapides à mettre en oeuvre. « Nous pensons que l’objectif est de créer des stations de dépistage où les employés passeraien­t tous les jours », explique Nowak dans une note d’analyse publiée le 11 mai. Il estime qu’Amazon pourrait dépenser jusqu’à 1 milliard de dollars sur ce seul projet d’ici à la fin de l’année.

Le défi scientifiq­ue, technologi­que et logistique peut sembler colossal, mais avec plus de 500 000 employés aux Etats-Unis, et près de 1 million dans le monde, réussir ferait aussitôt d’Amazon un acteur majeur sur le marché des tests. De là à imaginer qu’il pourrait ensuite proposer ces tests à ses clients, il n’y a qu’un pas, que les experts n’hésitent pas à franchir. « C’est une démarche classique dans l’histoire d’Amazon : on expériment­e d’abord une innovation en interne avant de l’étendre au reste du monde », explique Brian Dumaine. Alors que le premier magasin sans caisse Amazon Go, inauguré en 2016 à Seattle, était réservé aux salariés, une vingtaine d’épiceries du même type, cette fois accessible­s à tous, ont ouvert, depuis lors, dans plusieurs grandes villes américaine­s.

De même, AWS est parti d’un besoin interne (partager la puissance de calcul des data centers entre différente­s divisions), avant de devenir le leader mondial du cloud computing.

L’arrivée d’Amazon dans les tests est déjà une réalité au Royaume-Uni, où l’entreprise collabore avec le National Health Service pour l’expédition gratuite de kits de dépistage au domicile des « travailleu­rs essentiels ». Et, aux Etats-Unis, le groupe a lancé plusieurs partenaria­ts scientifiq­ues autour de la lutte contre le Covid-19. Il finance et participe à un essai clinique de l’université de Columbia pour déterminer si le plasma d’anciens malades peut protéger ou traiter les patients à risques. AWS met aussi en place un registre numérique des donneurs potentiels de plasma, cette fois avec l’université du Michigan.

La pandémie actuelle donne à Amazon l’occasion d’avancer ses pions dans le secteur de la santé, où il est arrivé bien plus tard que Google ou Apple. En janvier 2018, il s’est allié à la banque J.P. Morgan et à Berkshire Hathaway, la société d’investisse­ment du milliardai­re Warren Buffett, pour concevoir des services innovants d’assurance santé. Depuis, le groupe s’est offert une pharmacie en ligne, PillPack, et a lancé en septembre 2019 son propre service de télémédeci­ne, Amazon Care. Celui-ci propose un assistant virtuel, des consultati­ons en visioconfé­rence et la livraison de médicament­s à domicile ou au bureau. Là encore, cette « clinique virtuelle » n’est pour l’heure accessible qu’à ses employés de Seattle.

Si l’expérience est concluante, nul doute qu’Amazon l’étendra à ses partenaire­s ou à d’autres employeurs. « Les Gafam n’aiment pas le vide et ils ont pour habitude de manger tout ce qu’ils peuvent manger », résume Stéphane Distinguin, fondateur du cabinet Fabernovel, spécialisé dans l’innovation et les services numériques. Et l’énorme marché de l’assurance santé privée, estimé à 1 200 milliards de dollars par an aux Etats-Unis, est à la mesure de l’appétit féroce de Jeff Bezos.

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