Bailleurs et commerçants se déchirent sur la facture du confinement
Les enseignes souhaitent l’annulation des loyers des deux mois d’inactivité forcée et une réduction de leurs mensualités pour le reste de l’année. Les litiges pourraient exploser.
Installé derrière son écran pour une conférence de presse convoquée à la hâte, Maurice Bansay a le sourire en ce mardi 19 mai. Le patron, fondateur de la foncière Apsys, vient d’arracher en justice l’ouverture, pour le lendemain, des 100 boutiques du centre commercial Beaugrenelle, situé dans la partie cossue du XVe arrondissement de Paris.
Une décision obtenue de haute lutte. Il a fallu prouver au juge administratif que les 45 000 mètres carrés de son centre étaient divisés en deux bâtiments autonomes, avec « accès » et « évacuations propres ». Ce tour de passe-passe lui a permis de contester l’arrêté du préfet de police de la capitale imposant la fermeture jusqu’au 10 juillet des centres de plus de 40 000 mètres carrés. Et de finalement rouvrir un site où se bousculent chaque année 13 millions de visiteurs, et qui génère 1 500 emplois directs et indirects.
Une belle victoire, mais l’homme garde la tête froide. Et pour cause : les dossiers épineux s’accumulent sur son bureau. Avec, au sommet de la pile, celui des loyers commerciaux. Cela fait déjà plusieurs semaines qu’enseignes et bailleurs s’écharpent à ce sujet.
Contraintes à la fermeture pendant deux mois, les premières réclament l’annulation des loyers de la période de confinement et, pour le reste de l’année, leur indexation sur l’activité, qu’elles prévoient en baisse. « Les commerçants ont pris part à l’effort collectif, encaissant sans broncher une perte totale du chiffre d’affaires pendant le confinement. Nous demandons simplement aux bailleurs d’être solidaires », justifie Bris Rocher, patron du groupe Rocher (Yves Rocher, Petit Bateau, Stanhome…), qui représente près de 900 magasins en France.
Le Breton n’est pas seul à mener ce combat. Le 14 avril, un collectif de 200 patrons d’enseignes signait une tribune remarquée dans le quotidien Les Echos, réclamant un geste des grands bailleurs institutionnels tels qu’Unibail-Rodamco-Westfield ou
Klépierre. Une façon d’afficher un front uni dans la crise, mais surtout de répondre au communiqué publié quelques jours plus tôt par le Conseil national des centres commerciaux (CNCC).
Appelant ses adhérents à reporter – voire annuler dans certains cas – les créances et charges pour les TPE ou les PME en grande difficulté, la fédération regroupant les grandes foncières commerciales du pays se montrait en revanche inflexible envers les grandes enseignes. Elles « doivent respecter strictement leurs engagements contractuels et régler leurs loyers et charges », jugeait alors le CNCC. Une « déclaration de guerre », considère après coup Bris Rocher, qui rappelle que certains bailleurs, comme la Compagnie de Phalsbourg ou Ceetrus (ex-Immochan), ont décidé, dès le mois de mars, d’annuler deux mois de loyers pour leurs locataires.
Ayant fait pression auprès de Bruno Le Maire via leurs fédérations professionnelles et certains présidents de région comme Xavier Bertrand (Hauts-de-France) ou Alain Rousset (Nouvelle-Aquitaine), les enseignes ont obtenu des fédérations de bailleurs qu’elles appellent leurs adhérents, fin avril, à annuler trois mois de loyer pour les TPE. Mais elles ne veulent pas en rester là. « Dès lors que le magasin est resté fermé, nous estimons que le loyer n’a pas à être payé », martèle Yohann Petiot, directeur général de l’Alliance du commerce, qui représente 450 enseignes et 27 000 points de vente.
Pour les patrons d’enseignes, c’est une question de survie. Déjà affaiblis par l’essor du e-commerce qui grignote année après année leurs revenus, les détaillants ont dû supporter les manifestations des gilets jaunes, puis la longue grève contre la réforme des retraites. Pour nombre de commerçants déjà dans les cordes, le Covid-19 risque d’être la crise de trop. Aux abois, ils se sont rués sur les aides mises en place par le gouvernement. De très loin, le secteur du commerce est le premier bénéficiaire des prêts garantis par l’Etat – avec
18,6 milliards d’euros sur les 66,6 milliards accordés –, ainsi que du fonds de solidarité réservé aux TPE. Au 11 mai, il était également le deuxième secteur ayant le plus recouru au chômage partiel, avec 16 % du total des demandes.
Une bouffée d’oxygène, mais « un mur de la dette se profile devant nous, le plus dur commence », s’inquiète Yohann Petiot. Selon lui, c’est 400 000 emplois sur les 2,1 millions que compte le secteur qui sont menacés si la problématique des loyers – deuxième poste de dépense après les salaires – n’est pas résolue. « C’est une question de bon sens, poursuit Jordan Rosner, patron de Sabon France, une PME de 80 salariés comptant une quinzaine de boutiques de cosmétiques sur notre territoire. Nous n’allons pas payer douze mois de loyer pour dix mois d’activité », fulmine-t-il.
Côté bailleurs, on ne l’entend évidemment pas de cette oreille. « Il n’y a pas d’un côté les méchants bailleurs et, de l’autre, les enseignes victimes », se défend Maurice Bansay. Délégué général du CNCC, Gontran Thüring souligne, de son côté, les efforts déjà consentis par les bailleurs, avec le report de certaines créances et leur annulation pour les TPE. Il pointe également le fait que les bailleurs, dont la situation financière recoupe des réalités différentes (entre petits bailleurs et grandes foncières cotées), font eux aussi face à leurs propres obligations : « Les sociétés cotées, lourdement endettées, ont des accords avec les banques les empêchant de dépasser un certain ratio de dette. D’autres bailleurs ont des engagements avec leurs épargnants. Et pour certains petits propriétaires, ces loyers constituent le socle de leurs revenus. »
Conscient de la nature très inflammable du dossier, Bercy tente de ramener toutes les parties à la table des négociations. Le 23 avril, une médiatrice a même été nommée, avec pour mission d’édicter une charte de bonne conduite visant à couvrir les différends entre bailleurs professionnels et commerçants. Mais après un mois d’intenses discussions, nul accord n’était en vue en fin de semaine dernière. « Il n’y a aucune avancée notable », rapporte un des participants. Le chemin vers une sortie de crise est d’autant plus tortueux que propriétaires comme locataires sont persuadés d’avoir le droit de leur côté.
Et si personne ne souhaite en arriver au contentieux pour deux mois de loyer, en coulisses, les deux camps affûtent leurs arguments. « Le bailleur doit garantir la jouissance paisible des locaux, ce qui n’a pas été le cas car nous n’avons pas pu accueillir de clientèle », avance Jordan Rosner. Ayant reçu un « commandement de payer » après avoir refusé de régler son loyer fin mars, l’entrepreneur se dit prêt à aller devant les tribunaux. « Alors le juge tranchera », rétorque sèchement Gontran Thüring.
« La littérature juridique est très partagée. Il y a autant d’avis que d’avocats », analyse de son côté Philippe Bensussan, avocat au barreau de Paris. Spécialisé dans les questions de baux commerciaux, il s’attend à une multiplication des contentieux ainsi qu’à de longues procédures, étant donné la complexité de la situation. « Chacun a des arguments à faire valoir. Juridiquement, nous sommes face à une situation s’apparentant à un cas de force majeur, que l’on n’avait plus connu depuis la Seconde Guerre mondiale », prévient le praticien.
Maurice Bansay cherche lui aussi à privilégier un accord. « Nous allons regarder au cas par cas, selon le type d’activité et la taille de nos locataires. Nous sommes prêts à prendre notre quote-part », indique-t-il. Faute de charte de bonne conduite, les négociations s’annoncent ardues. Avec le risque de voir les plus fort l’emporter sur les « petits », qu’ils soient bailleurs ou enseignes.