Le grand bond des monnaies digitales
La crise du Covid-19 a accéléré la dématérialisation de l’économie. Etats et entreprises en profitent pour développer leurs projets de devises 2.0.
C’est comme si le Covid-19 avait déserté Shenzhen. Depuis la fin du confinement, il y a six semaines, les 12,5 millions d’habitants de la mégalopole chinoise ont repris le chemin du travail, s’entassant dans les bus et les métros. Une cohorte d’usagers masqués, surveillés, se déplaçant « comme avant », à ceci près que certains fonctionnaires de la ville payent désormais leur titre de transport avec des « cryptoyuans », la nouvelle monnaie digitale lancée fin avril par Pékin. Et la première monnaie 2.0 lancée par un Etat. Pour s’en servir, rien de révolutionnaire : les utilisateurs chinois téléchargent un portefeuille numérique. Puis scannent leur smartphone sur les bornes des bus comme ils le font depuis des années avec Alipay ou WeChat Pay. Alors, quel intérêt ? Ce système n’a en réalité rien à voir avec du paiement électronique classique, car le cryptoyuan est une monnaie numérique à part entière, l’équivalent d’une pièce ou d’un billet sous forme digitale. Derrière cette innovation se cachent plusieurs technologies : le pair à pair, la cryptographie et la blockchain, rendue célèbre par le bitcoin. Combinés, ces éléments permettent de faire circuler de la monnaie digitale directement d’un utilisateur à un autre sans que des intermédiaires – banques et organismes de paiement – viennent garantir la sécurité des opérations.
La deuxième puissance mondiale a commencé à plancher sérieusement sur sa monnaie numérique dès 2017. A l’époque, Pékin voulait comprendre l’intérêt de la technologie sous-jacente et surtout avancer ses pions face aux ambitions monétaires naissantes de géants américains de la tech comme Facebook. Tout s’est accéléré avec la crise du Covid-19 : l’économie s’est digitalisée à une vitesse folle. En quelques semaines, les commerces chinois ont presque tous renoncé au cash, faisant des Alipay et WeChat Pay des acteurs incontournables. Le but du cryptoyuan est justement de permettre à Pékin de préserver une monnaie directement détenue par les Chinois, mais adaptée à une économie numérisée. Un véritable enjeu de souveraineté, que la Chine n’est d’ailleurs pas le seul pays à avoir mesuré. La Suède, où les billets perdent du terrain, travaille aussi sur un programme de monnaie numérique : la e-couronne (« e-krona »). « Le but du projet est de montrer comment une devise numérique pourrait être utilisée par le grand public », a indiqué, il y a quelques semaines, la Banque centrale de Suède, qui a précisé qu’effectuer un paiement en e-couronnes serait aussi simple que d’envoyer un SMS.
La Banque centrale européenne (BCE) est également sur le pont. Depuis plusieurs mois, un groupe de travail étudie l’opportunité de créer un euro digital de « gros », c’est-à-dire une monnaie numérique réservée aux institutions financières, les banques essentiellement, qui leur permettrait d’échanger entre elles. Une étape qui paraît déjà presque dépassée depuis la crise. De fait, un nouveau débat monte au sein de l’institution de Francfort : la BCE ne devraitelle pas elle aussi lancer une monnaie digitale pour les particuliers ? Si la Réserve fédérale, qui pilote le dollar, a récemment fermé la porte à une telle éventualité « à court
terme », des experts poussent l’idée auprès de la BCE, qui vient d’ailleurs de confirmer qu’elle travaille sur un tel projet. « Une monnaie digitale pour les particuliers, accessible à tous, changerait la donne », s’est félicité le Luxembourgeois Yves Mersch, membre du directoire de la BCE.
« En deux ou trois ans, les Banques centrales ont dû admettre qu’il y avait là un phénomène massif et incontournable, bien plus sérieux qu’une simple lubie de geeks, de hippies ou de truands », souligne Yorick de Mombynes, magistrat à la Cour des comptes et spécialiste des questions liées aux cryptomonnaies.
Reste que le chantier est immense. Lancer une monnaie digitale n’est pas simple, surtout quand il faut se mettre d’accord à 19… Et le choix de l’architecture technologique pose question : la monnaie doit-elle être centralisée ou décentralisée ? Le bitcoin est une monnaie décentralisée : aucune institution ne le contrôle. A l’inverse, les monnaies 2.0 des Etats ont vocation à être contrôlées par les banques centrales. Certains s’inquiètent déjà des conséquences sociales et politiques du cryptoyuan fondé sur un registre centralisé : « Cette monnaie digitale est un vrai danger pour les Chinois, explique un bon connaisseur du sujet. Pékin pourra tracer tous leurs achats. » Une étape supplémentaire dans la surveillance organisée de la population.
Consciente des enjeux, la BCE a fait savoir que son futur euro numérique pourrait fonctionner avec un « registre décentralisé » sur le modèle des cryptomonnaies classiques. Et permettrait d’effectuer des transactions anonymes « comme avec le cash ». Ces annonces rassurent les défenseurs de la vie privée, mais devraient aussi ralentir le projet… « Mettre en place ce type de protocole est plus compliqué », prévient David Bounie, professeur d’économie à Télécom Paris.
Pour l’Europe et le reste du monde, il y a toutefois urgence. Car, en plus de certains
Etats comme la Chine, des entreprises pointent sérieusement le bout de leur nez. Et elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir lancer leur monnaie numérique avec la même ambition que les Etats : accroître leur lien avec les citoyens consommateurs. « Un gros défi pour la puissance publique », estime Patrick Artus, chef économiste chez Natixis.
Il y a évidemment Facebook et son futur « libra ». Annoncé en juin 2019, le projet du réseau social a beaucoup évolué pour calmer les critiques virulentes des gouvernements : le géant américain et ses partenaires ont abandonné l’idée d’une monnaie digitale globale concurrente de celles des Etats. La nouvelle mouture, présentée officiellement en avril, prévoit des « libras par pays ». Autrement dit des monnaies digitales indexées sur chaque devise nationale (euro, dollar, yen…), ce qui laisserait des marges de manoeuvre aux Etats. « Le projet est moins problématique », reconnaît-on du côté de Bercy, tout en soulignant la persistance de « zones d’ombre ». En attendant, plusieurs groupes de renom comme Shopify, le concurrent canadien d’Amazon, ont rejoint l’aventure. Et signe que les choses évoluent dans le bon sens, l’association Libra, qui réunit tous les membres du projet à Genève, a vu l’arrivée début mai dans ses rangs du singapourien Temasek, le 8e plus gros fonds souverain de la planète (350 milliards de dollars d’actifs gérés). Dans le sillage de Facebook, des groupes veulent être de la partie. Walmart, qui voit ses ventes de e-commerce s’envoler pendant la crise, dépose des brevets à tour de bras. Amazon, Google et Alibaba planchent sur de possibles applications. Et, il y a quelques jours, le géant du paiement Visa, qui a quitté le projet Libra, a déposé plusieurs brevets pour un système de monnaie digitale fondée sur le dollar.
Les monnaies numériques des entreprises pourraient-elles concurrencer les devises digitales d’Etat ? Rien n’est moins sûr. Car l’avantage des Etats est que les monnaies numériques ont encore besoin de l’euro ou du dollar pour être stables, donc utilisables dans le commerce… Cette situation, cependant, n’est pas gravée dans le marbre. « La confiance dans les monnaies ne dépend que de celle que l’on met dans les institutions », martèle Patrick Artus. Le jour où les consommateurs auront davantage confiance dans les entreprises que dans les gouvernements, les choses pourraient très vite basculer…
L’ambition des groupes et des nations : accroître leur lien avec les citoyens consommateurs