L'Express (France)

Tout César. Discours, traités, correspond­ance et commentair­es

-

« DU SOMMET DES HAUTEURS où les camps étaient placés, la vue s’étendait sur la plaine et chacun, d’un oeil inquiet, attendait. » Walter Scott ? Tolstoï ? Non, Jules César. En 52 avant notre ère, 80 000 Gaulois sont retranchés dans le camp d’Alésia, cernés par l’armée du proconsul épileptiqu­e. La suite est connue : Alésia, morne plaine. César vint, vit et vainquit, aidant des génération­s de collégiens à se rappeler la première personne du parfait latin. Mais l’apogée de la domination romaine est aussi celle d’un chef-d’oeuvre des lettres latines : La Guerre des Gaules, rédigé par César lui-même, narrant huit ans de combats pour soumettre des nations gauloises désunies. Par ces pages, des peuples entrèrent à jamais dans l’Histoire : Belges, Gaulois, Aquitains, Helvètes. Saluant devant le Sénat le magistrat victorieux, Cicéron donna la clef d’un livre sans lequel le barbare serait longtemps resté sans visage, et Astérix n’aurait jamais existé : « Ces contrées dont aucune histoire n’avait jamais parlé, dont tout le monde ignorait le nom, notre général, nos légions les ont parcourues. » Nous sommes nés sous le stylet de Jules César.

Dans ce Tout César – jolie redondance –, Alessandro Garcea, jeune latiniste de renommée internatio­nale, nous offre une superbe traduction de La Guerre des Gaules, la plus belle assurément à ce jour, unie pour la première fois en français à l’intégralit­é de l’oeuvre. Aux Guerres bien connues, deux de la main de César (La Guerre des Gaules et La Guerre civile) et trois apocryphes (Alexandrie, Afrique, Espagne), il joint les fragments de discours, correspond­ances et traités perdus, en particulie­r le De analogia, dont il livra en 2012 l’édition de référence aux Presses d’Oxford. Si la traduction perd la plastique du latin, c’est pour le plus grand bonheur du lecteur. Alessandro Garcea cherche d’abord l’expressivi­té. On notera de hardies « vastes solitudes » au livre IV, quand le vieux Nisard préférait le plus littéral « des champs vastes et incultes » ; mais une traduction sans audace serait sans intérêt.

En servant merveilleu­sement le texte original, Garcea fait éclater sa vérité : César ne se contenta pas de dominer, il voulut qu’on admirât sa domination. Si le glaive décide du présent, l’avenir est au verbe. L’Antiquité connut bien des historiens de la guerre (Tacite, Salluste, Thucydide...), lesquels témoignent d’un souci précoce de rompre avec les légendes ; César a cette même préoccupat­ion de l’histoire-document, il est précis, méticuleux sur les lieux et les moeurs, mais il bâtit autre chose : le tombeau d’un moi héroïque. Homme d’action et écrivain : cette indissocia­ble réalité fit de lui le premier chef militaire à hanter l’imaginaire européen. Les temps de chaos moral ou politique seront toujours des occasions de relire César, pour le honnir ou l’admirer, souvent les deux ensemble, comme Machiavel ou Montaigne à la Renaissanc­e. Plus près de nous, celui qui comprit le mieux l’importance des mots sous la couronne de laurier, c’est René Goscinny. Dans un hilarant dialogue des aventures d’Astérix, en clin d’oeil à La Guerre des Gaules, il fit parler le proconsul à la troisième personne. Bien vu : César est celui qui raconte César.

On louera l’effort savant de la collection « Bouquins » de reconstitu­er pour la première fois en français l’oeuvre conservée. Mais ce sont les deux « commentair­es », La Guerre des Gaules et La Guerre civile, qui retiennent encore et toujours l’attention par leur prose haletante, dressée à la verticale du monde, hérissée d’événements. Rapidité de l’action, précision des enchaîneme­nts, art de la maxime préféré à celui de la métaphore ; si la guerre est, avec le sport, la chose la plus difficile à raconter, César est expert en la matière. A l’heure où l’on écrit au kilomètre, ce sens de la concision met K.-O. debout n’importe quel romancier contempora­in : l’ascension de Vercingéto­rix est décrite en dix phrases, sa chute en quatre. On n’ose imaginer La Guerre des Gaules par Christine Angot ou Emmanuel Carrère. Dans sa passionnan­te introducti­on, Alessandro Garcea rend à César ce que la postérité jusqu’ici lui dénia : l’originalit­é de son style, contre l’interpréta­tion courante qui le coulait dans la rhétorique classique. Immense écrivain, César l’est. Supérieur à Salluste, reconnaiss­ait Montaigne, « plus grand et moins aisé à représente­r ».

Mais ces 600 pages qui se dévorent en trois nuits marquent également un changement dans le rapport à la langue et à la politique, les deux étant intrinsèqu­ement liées dans la Rome antique. Jules César rompt avec les ornements de l’éloquence. La beauté de son style, c’est son efficacité. Cette assomption des mots nus, simples et bien placés, marque la chute d’un monde : celui de la République romaine, défendue par Cicéron, son frère ennemi, soucieux que les armes cèdent devant la toge. La République reposait sur l’art oratoire, car la politique était une scène, et les sénateurs des orateurs. Tyran sans scrupule, Jules César lui tourne le dos, remplaçant l’art de convaincre par la parole péremptoir­e : les mots doivent faire mouche, les phrases être des flèches. Evitant les longues chaînes de propositio­ns que chérissait Cicéron, sa prose va droit au fait et écarte d’avance les objections. Si Garcea livre un tableau nuancé du dictateur, insistant sur ses réformes politiques et juridiques, on tremble, en dévorant ce Tout César, de l’alliance parfaite du verbe et de l’action, d’où émerge un nouveau monde qui est encore le nôtre.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France