Plaidoyer pour les monstres sacrés, par Abnousse Shalmani
Politiquement incorrects, ils ébranlent nos certitudes et nos préjugés. Pour notre plus grand bien.
« J’ai retourné ma veste, car je me suis aperçu que la doublure était en vison », lançait Serge Gainsbourg à Denise Glaser, en 1965, dans l’émission culte Discorama, alors qu’elle l’interrogeait sur son évolution pour le moins commerciale. Quel compositeur oserait aujourd’hui cet aveu libérateur ? Jeanne Moreau répondait à Jacques Chancel : « J’ai envie de plaire, bien sûr, puisque ayant cette passion qui a fait de moi une comédienne, mon seul but, c’est de plaire. » Quelle actrice serait capable d’une si profonde franchise ? Quelques jours après la parution dans le quotidien
Le Monde de deux tribunes exhortant le monde de demain à devenir plus gentil et plus mignon, Michel Piccoli s’est éteint. Celui qui croyait que le cinéma était là pour déranger et préférait jouer les salauds nous rappelle douloureusement à quel point la parole des célébrités se rapproche d’un catéchisme ronronnant et contre-productif. Des célébrités conscientisées dont le discours pourrait servir de référence aux Miss France des vingt prochaines années, des personnages publics aussi insipides qu’indécents, ânonnant collectivement que l’eau ça mouille et que le feu ça brûle, nous font regretter les monstres sacrés dont les saillies comme les attitudes, aussi rafraîchissantes que provocantes, nous somment de réagir, en ébranlant durablement le château de cartes de nos convictions morales, qui ne sont que préjugés confortables.
L’expression, popularisée par Jean Cocteau, fait référence à Sarah Bernhardt qui s’inventa en star internationale, usant à satiété de la réclame, interprétant des rôles masculins, et qui, après l’amputation de sa jambe droite, joua assise sans rien perdre de sa superbe. Féroce et manipulatrice, aimée autant que détestée (surnommée « l’Unique », mais aussi « la Monstrueuse » ou « la Muse ferroviaire »), elle ne s’encombrait ni du qu’en-dira-t-on ni du déterminisme social, tenant la proue de son destin d’une main ferme.
Sarah, Greta, Elvis et les autres
Ce qui nous manque, c’est une Sarah Bernhardt capable de renverser la montagne d’injonctions au Bien qui nous assaille. Car, en demeurant libre dans sa parole, dans la vie comme sur scène, un monstre sacré explose les normes, offrant autre chose, hors des clous, brouillant les stéréotypes. Il découvre des chemins de traverse qui revivifient l’esprit.
Le monstre sacré perturbe l’ordre du monde en détruisant ce que nous prenons communément pour acquis : l’imperméabilité des classes sociales, la rigidité des genres sexuels, la permanence du pouvoir, notamment. Greta Garbo et Marlene Dietrich nous ont offert la confusion des genres, imprimant sur nos rétines fascinées la silhouette en clair-obscur d’un hermaphrodisme mental que ne reniait pas Colette ; Elvis Presley, en affirmant la saine et suggestive sensualité du corps tout en empruntant à la musique noire rythmes et gestes, perturba jusqu’à la syncope les tenants d’une stricte séparation raciale, culturelle et sexuelle ; Alain Delon, le dernier monstre sacré de l’Hexagone, incarna l’ambiguïté triomphante et scella, à la ville comme à l’écran, l’excitante proximité du Bien et du Mal.
La peur des cabales médiatiques
Après le concile de Trente, l’Eglise, garante de l’ordre, décréta l’interdiction de figurer des monstres : représenter le singulier, le particulier, le difforme, engendre le chaos ! Il fallait uniformiser la foi et la morale, aplanir les doutes. Ainsi, les monstres sublimés quittèrent les rives religieuses pour déployer leur transgression dans l’art indépendant. Aujourd’hui, les besoins de la communication et la peur des réseaux sociaux font office d’Eglise : il faut présenter patte décroissante-écolo-féministe-antiraciste-anticapitaliste pour figurer dans le bon camp et (espérer) échapper aux cabales médiatiques. Les monstres tels ceux du film Les Vitelloni
(Fellini, 1953) qui, après une rude journée à ne rien foutre en bord de mer, faisaient un bras d’honneur aux ouvriers en les insultant hargneusement – « Travailleurs ! » – ne font plus que résonner la cohorte des « c’est mal ». Et pourtant.
Dans Chien blanc (1970), Romain Gary décrit déjà les pseudorévolutionnaires des années 1960-1970 qui embrasent le monde. Il insiste particulièrement sur les stars hollywoodiennes devenues des porte-parole grand-guignolesques qui ridiculisent l’humanisme dont elles se réclament : « Je comprends bien que Marlon Brando entendait mimer ainsi l’attitude “dos au mur” des Panthères noires. Mais chez un millionnaire qui ne risque même pas un coup de pied au cul, cela ne faisait même pas “Panthère blanche”, cela faisait caniche de salon qui pisse sur le tapis. »