Voyage au pays de l’argent magique
Alors qu’avec la crise les déficits publics s’envolent, l’Agence France Trésor lève des monceaux d’argent frais sur les marchés financiers. Reportage.
Tous les lundis, à 14 h 50 précises, ils sont une poignée d’initiés à retenir leur souffle. Et si, cette fois, la mécanique s’enrayait ? Après tout, il suffirait d’un rien et pfuitt… l’addition s’alourdirait de plusieurs milliards d’euros en quelques secondes. Ce 11 mai, après cinquante-cinq jours de mise sous cloche, la France se réveille. Au ministère de l’Economie, à Bercy, le déconfinement est d’abord une vue de l’esprit. Sous un ciel ardoise, un vent glacial balaie la grande allée centrale de la citadelle, renvoyant dans leur casemate les rares fonctionnaires masqués encore présents. Bâtiment Colbert, 8e étage, les couloirs déserts s’enchaînent le long d’un chapelet de portes closes. Sauf une. D’ordinaire, un digicode barre l’entrée du bureau 9300 aux visiteurs indiscrets. Ce jour-là, les bureaux de l’Agence France Trésor (AFT) sont ouverts aux quatre vents. De trésor, il n’y en a plus depuis belle lurette. En temps normal, une cinquantaine de personnes sont présentes pour gérer la dette française. Ce lundi, seuls, une petite dizaine de collaborateurs s’activent derrière leurs écrans, tous les autres étant en télétravail. Dans une poignée de minutes, et selon un rituel immuable, l’Etat français va s’endetter en émettant entre 7,5 et 9,5 milliards d’euros de bons du Trésor à court terme. « Depuis le début de la crise, les montants sont deux fois plus importants que d’habitude, les besoins sont considérables », souffle le maître des lieux, Anthony Requin, directeur général de l’AFT. Aujourd’hui, c’est Charlotte Gounot, responsable des opérations de marché, qui est à la manoeuvre. Brunette trentenaire, regard charbonneux, un ordinateur à la place du cerveau. Son pedigree est à la hauteur du poste : Polytechnique, corps des ponts, spécialité parasismique. Un tremblement de terre, elle n’en a jamais connu. En un clin d’oeil, elle réajuste son masque, retrousse ses manches et débite à un tempo de mitraillette la procédure. L’opération a été soigneusement préparée. Le jeudi précédent, elle a sondé les investisseurs, les 15 spécialistes en valeurs du Trésor, ces banques privées triées sur le volet pour une période de trois ans et qui sont les seuls établissements au monde autorisés à acheter de la dette française à son émission.
Combien d’argent acceptent-ils de prêter à l’Etat français, à quel taux et à quelle échéance ? Trois mois, six mois, sept mois, un an ? Le vendredi, les « comptables » de la cellule trésorerie de l’Agence lui ont fait remonter les besoins de l’Etat en fonction des décaissements prévus les jours et semaines suivantes. Ces montants ont ensuite été transmis aux banques, qui ont jusqu’au lundi à 14 h 49 pour peaufiner leurs propositions. Quelques minutes avant le début de l’adjudication, sur un écran relié à un logiciel géré par la Banque de France, toutes les demandes anonymisées affluent.
Charlotte Gounot entre alors en scène. Un simple coup d’oeil aux écrans, et elle se lance, dans un langage abscons pour le commun des mortels : « Pour le sept mois, je coupe à – 0,515 %, montant servi 999 millions, pour un TMP à – 0,516 % et un total demandé à 3,752 milliards », annoncet-elle tout haut. Pour chaque maturité de titres, elle fait son marché, prenant juste ce dont elle a besoin au meilleur taux. « Toujours dans les meilleures conditions de sécurité et dans l’intérêt du contribuable », précise-t-elle. En quatre minutes et cinquante-quatre secondes, la France s’est endettée à hauteur de 9,3 milliards d’euros au taux – négatif ! – de - 0,5 % et des poussières. Sans une once d’inquiétude. Ce jour-là, les demandes de titres français ont été presque trois fois plus nombreuses que ce que l’AFT avait prévu d’émettre. Bienvenue dans le monde de l’argent facile. Presque magique.
Des opérations comme celle-ci, Anthony Requin va en superviser des dizaines cette année. « L’Agence France
Trésor, c’est le lieu de la concrétisation sonnante et trébuchante de toutes les décisions de politique économique prises ces dernières semaines », explique-t-il. Les milliards d’euros prêtés à Air France ou à Renault, le financement du chômage partiel, les rallonges accordées aux hôpitaux et aux Ehpad, les plans d’urgence au tourisme, à la culture, à la restauration… « Certains soignent, nous, on finance », ajoute Charlotte Gounot. Selon les dernières projections de Bercy, le déficit public grimperait à 9,1 % du PIB cette année. Et s’approcherait sans doute des 10 % du PIB, d’après la plupart des économistes privés. La dette, elle, se hisserait à 115,2 % de la richesse nationale, un bond de presque 15 points en l’espace d’un an. Du jamais-vu. Alors Marianne s’endette à tour de bras : 245 milliards d’obligations à moyen et long terme cette année (contre 205 milliards initialement prévus) et 60 milliards de titres à court terme (contre 10 milliards au départ).
Combien de temps cette mécanique peut-elle durer ? Anthony Requin l’avoue assez facilement. Depuis que la Banque centrale européenne a présenté à la mi-mars son plan bazooka et son intention de racheter d’ici à la fin de l’année pour près de 750 milliards d’euros de titres obligataires publics et privés aux banques et investisseurs privés, ses craintes se sont dissipées. Comme la plupart des banques centrales de la planète, la BCE s’est métamorphosée en pompier de service, en acheteur de dernier ressort. « Nous sommes dans un monde où certaines théories qu’on croyait gravées dans le marbre se heurtent aux faits. Les politiques économiques sont extrêmement accommodantes, mais l’inflation ne remonte pas. Grâce à la politique de la BCE, la soutenabilité de la dette française est paradoxalement meilleure qu’il y a dix ans », pointe Anthony Requin. « L’Etat français n’a aucun mal à s’endetter », abonde Kathrin Muehlbronner, directrice générale adjointe chez Moody’s. Au moins à court terme. Si l’on cumule les capacités d’achat précédemment annoncées, l’institution de Francfort dispose de près de 1 000 milliards d’euros de puissance de feu. « Sur le papier, son champ d’action est illimité : elle ne peut pas faire faillite puisque c’est elle qui crée la monnaie », reconnaît Sylvain Broyer, chef économiste Europe chez Standard & Poor’s.
Alors, elle achète et achète encore, gonflant à vue d’oeil. Son bilan représenterait désormais 40 % du PIB de la zone euro. Et elle détiendrait dans ses coffres un peu plus de 20 % de la dette publique française, ainsi que 26 % de la dette allemande, d’après les calculs de Stéphane Déo, chef économiste de La Banque postale Asset Management. « Au rythme actuel, elle aura dépensé les 750 milliards du programme spécial coronavirus d’ici à octobre », précise-t-il. La suite est politique et juridique. Les rappels à l’ordre de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe, pointant l’interdiction inscrite dans les traités européens de financement direct des déficits par la Banque centrale, pourraient freiner ses appétits. « A terme,aprèslacrise,ilfaudrabienapprendre à vivre à hauteur de nos moyens », confesse Anthony Requin. Le patron de l’Agence France Trésor n’a pas vraiment de doute : il devra un jour enlever son costume de David Copperfield de la finance.