L’homme qui divise politiques et intellectuels
Des penseurs jusqu’au gouvernement, chacun s’écharpe autour du Pr Raoult et de son traitement contre le Covid-19. Avec parfois des surprises...
Pour paraphraser une célèbre caricature sur l’affaire Dreyfus : mieux vaut ne pas en parler durant un dîner en famille. Le controversé Didier Raoult a transformé les Français en 60 millions d’infectiologues aux opinions tranchées sur l’hydroxychloroquine, dont ils ignoraient tout il y a quatre mois. Mais si le professeur marseillais s’avère politiquement insaisissable, mi-gaulliste, milibertaire, ses soutiens sont, eux, surreprésentés chez les gilets jaunes, dans La France insoumise et au Rassemblement national. « Raoult a agi comme un agent chimique révélateur d’une cartographique idéologique qui existait déjà, note le sociologue Gérald Bronner. Ses soutiens sont cohérents. C’est une molécule devenue politique. »
Chez les intellectuels, la bataille fait rage. Michel Onfray, chantre des gilets jaunes, s’est pris d’enthousiasme pour l’homme incarnant selon lui l’opposition province-Paris, mais aussi un pied de nez contre « les gens du système, les puissants, les sachants, les dominants… ». Chroniqueur au Figaro, le conservateur Ivan Rioufol voit en Raoult un rebelle au « parti de l’ordre sanitaire ». C’est-à-dire ?
« La Macronie bien sûr. Ce club des winners de la mondialisation prend facilement goût à l’autoritarisme. Les gilets jaunes en savent quelque chose. On a vu avec quelle promptitude policière l’Etat a mis la France sous cloche sanitaire. » Que Raoult, héraut des antisystèmes, soit lui-même un ardent élitiste ne le gêne-t-il pas ? « Il aime apparemment la reconnaissance publique. Mais son inspiration est aussi anarchiste. Raoult est d’une élite qui sait parler aux gens. Il pourrait être un bon modèle, dans ce monde politique trop craintif, conformiste, indécis, aseptisé. Sa soudaine notoriété marque sans doute l’attente d’un tel chef. »
En face, le philosophe Raphaël Enthoven a très tôt cherché à déconstruire le discours de ce « Zorro en blouse blanche », quitte à se faire éreinter sur les réseaux sociaux. « Le cas Raoult est exemplaire de la confusion entre la science et la morale, qui recouvre celle des faits et des souhaits. Un druide se pointe avec une molécule bidon, et il reçoit le soutien des complotistes, des démagogues et des paludéens foucaldiens. Démonter ce mécano, ce mélange de croyance et d’hystérie, est une des choses les plus amusantes qu’il m’ait été donné de faire pendant le confinement », confie-t-il. « Paludéens foucaldiens » ? Une référence à Bernard-Henri Lévy, qui, de manière surprenante, s’est engagé pour la chloroquine, en se référant à Michel Foucault et à sa méfiance vis-à-vis du « pouvoir médical ». C’est pour l’instant la plus grande prouesse du Pr Raoult durant cette épidémie : rallier les ennemis Onfray et BHL. Inversement, Alain Finkielkraut a fait part de son scepticisme vis-à-vis du personnage, preuve que dès qu’il s’agit de Raoult, rien n’est jamais simple.
Chez les politiques, il y a ceux qui ont fait du soutien à l’intéressé une affaire personnelle (et territoriale), comme le maire de Nice, Christian Estrosi, et la députée des Bouches-du-Rhône Valérie Boyer, guéris, affirment-ils, grâce au traitement du « plus grand chercheur français » (Estrosi). Raoult peut compter sur eux pour assurer sa promotion. Sensibilisé par l’édile niçois, le sénateur de Vendée Bruno Retailleau s’intéresse à son tour aux travaux du « druide celte ». « Je trouvais ce débat pour ou contre Raoult profondément injuste, raconte Retailleau. En matière de santé publique, le politique a son mot à dire. » Auditionné durant deux heures au Sénat, le 7 mai, Raoult continue de convaincre le président du groupe LR. « C’était très intéressant, assure-t-il. On peut se poser la question des conflits d’intérêts concernant ceux qui ont pris des positions dures contre lui. On a interdit la capacité de prescription des médecins ! Une molécule qui était en vente libre ! »
De Jean-Luc Mélenchon à Ségolène Royal (cette dernière vient toutefois d’effacer ses tweets sur la chloroquine…), ils sont nombreux à avoir vu dans ce médecin peu conventionnel une opportunité politique. Un autre ne s’y est pas trompé : Emmanuel Macron. Les deux hommes ont échangé par téléphone au début du confinement, jusqu’à la visite surprise du président à l’IHU, le 9 avril. « A ce moment-là, il se dit qu’il faut montrer que toutes les solutions sont sur la table, donc il fait le grand écart en allant au KremlinBicêtre le matin et à Marseille l’aprèsmidi », décrypte un visiteur élyséen. Le spin, comme on dit en Macronie, est évident : montrer que rien n’est interdit et que le disruptif Macron s’abstrait de tous les avis. « Et puis il y a le côté “petit contre les gros” qui plaît bien au président de la République », souffle l’un de ses interlocuteurs réguliers. Au fond, rendre visite à un Raoult méprisé par les mandarins, c’est écorner symboliquement son image de président des riches.
A Matignon aussi, on fait attention à ne pas déprécier ce médecin « très intelligent », comme le répète Edouard Philippe. « Il ne dit pas qu’il a tort, il attend des preuves », résume un fidèle du Premier ministre. Ils sont plusieurs à l’avoir entendu illustrer son rationalisme avec cette formule : « Si vous donnez du sirop d’orgeat à des moins de 50 ans et du Coca à des plus de 80 ans, vous trouverez forcément une étude scientifique qui dira que le sirop d’orgeat est bon pour la santé. »