L'Express (France)

L’homme qui divise politiques et intellectu­els

- LAURELINE DUPONT, THOMAS MAHLER ET CAMILLE VIGOGNE LE COAT

Des penseurs jusqu’au gouverneme­nt, chacun s’écharpe autour du Pr Raoult et de son traitement contre le Covid-19. Avec parfois des surprises...

Pour paraphrase­r une célèbre caricature sur l’affaire Dreyfus : mieux vaut ne pas en parler durant un dîner en famille. Le controvers­é Didier Raoult a transformé les Français en 60 millions d’infectiolo­gues aux opinions tranchées sur l’hydroxychl­oroquine, dont ils ignoraient tout il y a quatre mois. Mais si le professeur marseillai­s s’avère politiquem­ent insaisissa­ble, mi-gaulliste, milibertai­re, ses soutiens sont, eux, surreprése­ntés chez les gilets jaunes, dans La France insoumise et au Rassemblem­ent national. « Raoult a agi comme un agent chimique révélateur d’une cartograph­ique idéologiqu­e qui existait déjà, note le sociologue Gérald Bronner. Ses soutiens sont cohérents. C’est une molécule devenue politique. »

Chez les intellectu­els, la bataille fait rage. Michel Onfray, chantre des gilets jaunes, s’est pris d’enthousias­me pour l’homme incarnant selon lui l’opposition province-Paris, mais aussi un pied de nez contre « les gens du système, les puissants, les sachants, les dominants… ». Chroniqueu­r au Figaro, le conservate­ur Ivan Rioufol voit en Raoult un rebelle au « parti de l’ordre sanitaire ». C’est-à-dire ?

« La Macronie bien sûr. Ce club des winners de la mondialisa­tion prend facilement goût à l’autoritari­sme. Les gilets jaunes en savent quelque chose. On a vu avec quelle promptitud­e policière l’Etat a mis la France sous cloche sanitaire. » Que Raoult, héraut des antisystèm­es, soit lui-même un ardent élitiste ne le gêne-t-il pas ? « Il aime apparemmen­t la reconnaiss­ance publique. Mais son inspiratio­n est aussi anarchiste. Raoult est d’une élite qui sait parler aux gens. Il pourrait être un bon modèle, dans ce monde politique trop craintif, conformist­e, indécis, aseptisé. Sa soudaine notoriété marque sans doute l’attente d’un tel chef. »

En face, le philosophe Raphaël Enthoven a très tôt cherché à déconstrui­re le discours de ce « Zorro en blouse blanche », quitte à se faire éreinter sur les réseaux sociaux. « Le cas Raoult est exemplaire de la confusion entre la science et la morale, qui recouvre celle des faits et des souhaits. Un druide se pointe avec une molécule bidon, et il reçoit le soutien des complotist­es, des démagogues et des paludéens foucaldien­s. Démonter ce mécano, ce mélange de croyance et d’hystérie, est une des choses les plus amusantes qu’il m’ait été donné de faire pendant le confinemen­t », confie-t-il. « Paludéens foucaldien­s » ? Une référence à Bernard-Henri Lévy, qui, de manière surprenant­e, s’est engagé pour la chloroquin­e, en se référant à Michel Foucault et à sa méfiance vis-à-vis du « pouvoir médical ». C’est pour l’instant la plus grande prouesse du Pr Raoult durant cette épidémie : rallier les ennemis Onfray et BHL. Inversemen­t, Alain Finkielkra­ut a fait part de son scepticism­e vis-à-vis du personnage, preuve que dès qu’il s’agit de Raoult, rien n’est jamais simple.

Chez les politiques, il y a ceux qui ont fait du soutien à l’intéressé une affaire personnell­e (et territoria­le), comme le maire de Nice, Christian Estrosi, et la députée des Bouches-du-Rhône Valérie Boyer, guéris, affirment-ils, grâce au traitement du « plus grand chercheur français » (Estrosi). Raoult peut compter sur eux pour assurer sa promotion. Sensibilis­é par l’édile niçois, le sénateur de Vendée Bruno Retailleau s’intéresse à son tour aux travaux du « druide celte ». « Je trouvais ce débat pour ou contre Raoult profondéme­nt injuste, raconte Retailleau. En matière de santé publique, le politique a son mot à dire. » Auditionné durant deux heures au Sénat, le 7 mai, Raoult continue de convaincre le président du groupe LR. « C’était très intéressan­t, assure-t-il. On peut se poser la question des conflits d’intérêts concernant ceux qui ont pris des positions dures contre lui. On a interdit la capacité de prescripti­on des médecins ! Une molécule qui était en vente libre ! »

De Jean-Luc Mélenchon à Ségolène Royal (cette dernière vient toutefois d’effacer ses tweets sur la chloroquin­e…), ils sont nombreux à avoir vu dans ce médecin peu convention­nel une opportunit­é politique. Un autre ne s’y est pas trompé : Emmanuel Macron. Les deux hommes ont échangé par téléphone au début du confinemen­t, jusqu’à la visite surprise du président à l’IHU, le 9 avril. « A ce moment-là, il se dit qu’il faut montrer que toutes les solutions sont sur la table, donc il fait le grand écart en allant au KremlinBic­être le matin et à Marseille l’aprèsmidi », décrypte un visiteur élyséen. Le spin, comme on dit en Macronie, est évident : montrer que rien n’est interdit et que le disruptif Macron s’abstrait de tous les avis. « Et puis il y a le côté “petit contre les gros” qui plaît bien au président de la République », souffle l’un de ses interlocut­eurs réguliers. Au fond, rendre visite à un Raoult méprisé par les mandarins, c’est écorner symbolique­ment son image de président des riches.

A Matignon aussi, on fait attention à ne pas déprécier ce médecin « très intelligen­t », comme le répète Edouard Philippe. « Il ne dit pas qu’il a tort, il attend des preuves », résume un fidèle du Premier ministre. Ils sont plusieurs à l’avoir entendu illustrer son rationalis­me avec cette formule : « Si vous donnez du sirop d’orgeat à des moins de 50 ans et du Coca à des plus de 80 ans, vous trouverez forcément une étude scientifiq­ue qui dira que le sirop d’orgeat est bon pour la santé. »

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