L'Express (France)

Rwanda L’interminab­le traque des génocidair­es

Des dizaines d’auteurs ou de complices présumés de crimes contre l’humanité hutus vivent sur le sol français. Trois seulement ont été jugés.

- PAR BORIS THIOLAY

L’arrestatio­n de l’un des derniers grands criminels rwandais encore en fuite, à Asnières (Hauts-de-Seine), le 16 mai, a fait l’effet d’une bombe. Plus personne ne s’attendait à ce que l’on mette un jour la main sur Félicien Kabuga, le « financier du génocide ». L’homme avait notamment équipé en machettes les milices Interahamw­e, principale­s exécutante­s du massacre d’au moins 800 000 Tutsis, en 1994. Kabuga, 84 ans, vivait depuis deux ou trois ans sous une fausse identité, dans un appartemen­t loué par l’un de ses enfants résidant en région parisienne.

Cette interpella­tion, au terme de vingtsix années d’une invraisemb­lable cavale, est aussi une bombe à fragmentat­ion. Car elle ravive la mémoire des liens troubles entre les autorités françaises de l’époque et le gouverneme­nt hutu génocidair­e. Et elle pose des questions embarrassa­ntes : pourquoi des dizaines de présumés criminels contre l’humanité ont-ils pu se réfugier dans l’Hexagone sans être inquiétés par la justice ? Comment expliquer que certains n’aient toujours pas été jugés, en dépit des plaintes déposées depuis, parfois, plus de deux décennies ?

A ce jour, seuls trois d’entre eux ont fait l’objet d’un procès en France, en 2014 et 2016, au nom de la « compétence universell­e » de ses tribunaux. L’un a été condamné à vingt-cinq ans de prison, les deux autres à la réclusion à perpétuité. Des verdicts définitifs. « Le premier, Pascal Simbikangw­a, a été jugé vingt ans après les faits, alors qu’il

avait été arrêté à Mayotte (départemen­t français) en 2008 », rappelle Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Avec son épouse, Dafroza, il traque sans relâche les génocidair­es. « Les responsabl­es politiques français ne donnaient pas à la justice les

moyens d’avancer, poursuit-il. Pendant très longtemps, on a traîné les pieds pour engager des poursuites. N’oublions pas que des criminels de premier plan ont été évacués par les soldats français de l’opération Turquoise en 1994… »

La situation a changé à partir de 2012, avec la création du pôle « Crimes contre l’humanité » au tribunal de grande instance de Paris, doté de magistrats et d’enquêteurs spécialisé­s. Les 27 plaintes déposées par le CPCR ont été déclarées recevables. Le pôle spécialisé instruit actuelleme­nt 28 dossiers rwandais parmi 150 affaires au total, en lien avec la Syrie, la République centrafric­aine ou le Liberia. Par ailleurs, Paris a refusé les 42 demandes d’extraditio­n formulées par la justice rwandaise, même si elle a aboli la peine de mort en 2007.

Le procès d’un génocidair­e présumé, Claude Muhayimana, prévu dans la capitale en septembre prochain, a été reporté au mois de février 2021, en raison de la pandémie de Covid-19. Un autre suspect devrait logiquemen­t être bientôt renvoyé devant les assises. Deux autres encore contestent, devant la Cour de cassation, leur mise en accusation, alors qu’ils font l’objet de plaintes, respective­ment depuis 1995 et 2000.

« Ce sont des procédures très complexes, qui exigent de longues investigat­ions », explique le colonel Eric Emeraux, patron de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité. Avec une vingtaine d’enquêteurs, il épaule les juges du pôle spécialisé. « Nous devons parfois identifier, puis entendre de 50 à 70 témoins fiables au Rwanda, pour donner corps à un dossier d’accusation », précise l’officier de gendarmeri­e. Les dix années de procédure dans le dossier Simbikangw­a ont coûté 1 million d’euros. Affaire de moyens et de volonté, toujours…

Le cas le plus troublant reste celui d’Agathe Kanziga, veuve du président Habyariman­a – la mort de ce dernier, le 6 avril 1994, avait donné le coup d’envoi du génocide. Considérée par de nombreux spécialist­es comme l’âme damnée de l’Akazu (la « petite maison ») – le cercle ultrarestr­eint des leaders extrémiste­s

hutus ayant fomenté les massacres –, Agathe Kanziga a trouvé refuge dans l’Hexagone, avec ses enfants, dès avril 1994. Tout en continuant à appeler aux meurtres. Malgré une demande d’asile définitive­ment rejetée en 2007, la « veuve noire » vit toujours à Courcouron­nes (Essonne). Très liée à Kabuga, le financier récemment arrêté, elle est visée par une informatio­n judiciaire ouverte en 2007. « Elle incarne à elle seule toutes les ambiguïtés françaises vis-à-vis des génocidair­es présumés qui ont été accueillis », résume l’historien Florent Piton, spécialist­e du Rwanda.

De son côté, le CPCR s’apprête à déposer trois nouvelles plaintes. L’identité des personnes visées est encore secrète. Selon Alain Gauthier, des dizaines de suspects vivent toujours sur le sol national, notamment à Mayotte. « Le temps joue en faveur des bourreaux », regrette-t-il. Pourtant, leurs crimes sont imprescrip­tibles.

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Des portraits de victimes sont affichés au Mémorial du génocide de Kigali.

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