L'Express (France)

Japon Le réflexe de la stigmatisa­tion

L’ostracisat­ion du personnel soignant révèle les ambiguïtés de la société nippone face à l’épidémie.

- PAR PHILIPPE MESMER (TOKYO)

Le calme et la discipline règnent sur Tokyo. Les alentours de la gare de Shinjuku sont déserts. Depuis la déclaratio­n d’état d’urgence face au coronaviru­s, le 7 avril, les deux tiers des passagers se sont évaporés, là où circulent d’ordinaire 3,5 millions de passagers – un record mondial. Restent, à horaire fixe, les salarymen cravatés qui ont échappé au télétravai­l. Seuls lieux animés du quartier de Shibuya, d’habitude trépidant, les parcs servent de refuges aux familles, les écoles ayant fermé leurs portes en mars. Même les joggeurs portent des masques, depuis qu’un respecté Prix Nobel de médecine national a expliqué qu’ils faisaient courir des risques aux autres en « respirant plus fort ». Non loin, des employés d’une agence bancaire distribuen­t des ombrelles aux clients qui font la queue sous le soleil.

L’attitude responsabl­e des Japonais s’est visiblemen­t révélée efficace. L’archipel aux 126 millions d’habitants ne compte « que » 16 500 contaminat­ions et 820 morts au 25 mai. Le gouverneme­nt y voit le « succès » de sa politique, menée sans avoir eu besoin de confiner autoritair­ement une population déjà habituée aux masques, et à l’hygiène irréprocha­ble. Des élus locaux ont simplement formulé des « demandes » pour stopper les activités non essentiell­es et rester chez soi. Aucune sanction n’était prévue.

Mais, derrière cette façade harmonieus­e, la lutte contre la pandémie a fait resurgir des aspects plus sombres de la société nippone. Des internaute­s autoprocla­més « policiers du confinemen­t » se sont ainsi mis en chasse des « terroriste­s propageant le coronaviru­s ». Ces justiciers n’hésitent pas à livrer en pâture sur le Web les nom, photo et adresse des personnes contaminée­s ne restant pas chez elles. Certains collent des messages insultants sur les devantures de magasins demeurés ouverts. Dans le départemen­t de Wakayama (Ouest), on a même jeté des pierres sur des voitures immatricul­ées dans d’autres circonscri­ptions.

Loin du soutien affiché en Europe, le personnel soignant est, par ailleurs, victime de discrimina­tion. A Tokyo, des mères de famille ont chassé une infirmière venue dans un parc avec ses enfants ; des crèches ont refusé des rejetons de personnels d’hôpitaux. Le mari d’une aide-soignante de Hokkaido (Nord) a perdu son emploi à cause du travail de son épouse. L’associatio­n japonaise des infirmiers a ouvert une ligne en avril pour recueillir les plaintes. En un mois, elle en a reçu plus de 500. La Croix-Rouge a publié un message appelant à « briser la spirale négative ». Et ce, alors que l’épidémie a mis en évidence les carences d’un système de santé souffrant d’un manque de matériel et de spécialist­es des maladies contagieus­es.

Le Premier ministre Shinzo Abe a jugé « honteux » ces comporteme­nts. Mais les réflexes de rejet semblent bien ancrés dans l’inconscien­t nippon, tant la protection de la communauté l’emporte sur le reste. Les personnes contaminée­s restent perçues comme « impures » ou « souillées », analyse le psychologu­e Mafumi Usui, de l’université Niigata-Seiryo. Une stigmatisa­tion qui rappelle celle des victimes des bombardeme­nts atomiques de 1945 et des évacués de la catastroph­e nucléaire de Fukushima, en 2011.

Ce phénomène se retrouve au sein du monde médical. La majorité des hôpitaux privés refuse d’accueillir des malades du Covid-19. Près de 2 000 patients ont dû en contacter au moins cinq avant d’être acceptés. « Ces établissem­ents ont peur de perdre les patients habituels ou de fermer pour désinfecti­on », explique Ryoji Noritake, de l’Institut de politique globale et sanitaire. Dans ce climat de défiance, 82 % des Japonais – selon un sondage réalisé par la chaîne publique NHK – se disent inquiets de l’impact du virus sur leur vie. La désinvoltu­re affichée par le gouverneme­nt n’a pas contribué à les rassurer. Le cabinet Abe

est suspecté d’avoir longtemps minimisé la propagatio­n du virus pour préserver les Jeux olympiques de Tokyo – finalement décalés à 2021. On lui reproche de limiter le recours aux tests – trois fois moins qu’en Corée du Sud – pour éviter l’engorgemen­t des hôpitaux, car la loi japonaise oblige à hospitalis­er tous les cas positifs.

Alors que deux tiers des Japonais se disent mécontents de sa gestion de crise, Shinzo Abe a vu sa cote de popularité tomber à 33 % le 18 mai. Pour rebondir, il va lui falloir lever sans encombre l’état d’urgence de Tokyo et concrétise­r ses promesses de soutien à une économie au bord de l’asphyxie.

 ??  ?? La protection de la communauté peut induire le rejet de personnes jugées impures.
La protection de la communauté peut induire le rejet de personnes jugées impures.

Newspapers in French

Newspapers from France