Japon Le réflexe de la stigmatisation
L’ostracisation du personnel soignant révèle les ambiguïtés de la société nippone face à l’épidémie.
Le calme et la discipline règnent sur Tokyo. Les alentours de la gare de Shinjuku sont déserts. Depuis la déclaration d’état d’urgence face au coronavirus, le 7 avril, les deux tiers des passagers se sont évaporés, là où circulent d’ordinaire 3,5 millions de passagers – un record mondial. Restent, à horaire fixe, les salarymen cravatés qui ont échappé au télétravail. Seuls lieux animés du quartier de Shibuya, d’habitude trépidant, les parcs servent de refuges aux familles, les écoles ayant fermé leurs portes en mars. Même les joggeurs portent des masques, depuis qu’un respecté Prix Nobel de médecine national a expliqué qu’ils faisaient courir des risques aux autres en « respirant plus fort ». Non loin, des employés d’une agence bancaire distribuent des ombrelles aux clients qui font la queue sous le soleil.
L’attitude responsable des Japonais s’est visiblement révélée efficace. L’archipel aux 126 millions d’habitants ne compte « que » 16 500 contaminations et 820 morts au 25 mai. Le gouvernement y voit le « succès » de sa politique, menée sans avoir eu besoin de confiner autoritairement une population déjà habituée aux masques, et à l’hygiène irréprochable. Des élus locaux ont simplement formulé des « demandes » pour stopper les activités non essentielles et rester chez soi. Aucune sanction n’était prévue.
Mais, derrière cette façade harmonieuse, la lutte contre la pandémie a fait resurgir des aspects plus sombres de la société nippone. Des internautes autoproclamés « policiers du confinement » se sont ainsi mis en chasse des « terroristes propageant le coronavirus ». Ces justiciers n’hésitent pas à livrer en pâture sur le Web les nom, photo et adresse des personnes contaminées ne restant pas chez elles. Certains collent des messages insultants sur les devantures de magasins demeurés ouverts. Dans le département de Wakayama (Ouest), on a même jeté des pierres sur des voitures immatriculées dans d’autres circonscriptions.
Loin du soutien affiché en Europe, le personnel soignant est, par ailleurs, victime de discrimination. A Tokyo, des mères de famille ont chassé une infirmière venue dans un parc avec ses enfants ; des crèches ont refusé des rejetons de personnels d’hôpitaux. Le mari d’une aide-soignante de Hokkaido (Nord) a perdu son emploi à cause du travail de son épouse. L’association japonaise des infirmiers a ouvert une ligne en avril pour recueillir les plaintes. En un mois, elle en a reçu plus de 500. La Croix-Rouge a publié un message appelant à « briser la spirale négative ». Et ce, alors que l’épidémie a mis en évidence les carences d’un système de santé souffrant d’un manque de matériel et de spécialistes des maladies contagieuses.
Le Premier ministre Shinzo Abe a jugé « honteux » ces comportements. Mais les réflexes de rejet semblent bien ancrés dans l’inconscient nippon, tant la protection de la communauté l’emporte sur le reste. Les personnes contaminées restent perçues comme « impures » ou « souillées », analyse le psychologue Mafumi Usui, de l’université Niigata-Seiryo. Une stigmatisation qui rappelle celle des victimes des bombardements atomiques de 1945 et des évacués de la catastrophe nucléaire de Fukushima, en 2011.
Ce phénomène se retrouve au sein du monde médical. La majorité des hôpitaux privés refuse d’accueillir des malades du Covid-19. Près de 2 000 patients ont dû en contacter au moins cinq avant d’être acceptés. « Ces établissements ont peur de perdre les patients habituels ou de fermer pour désinfection », explique Ryoji Noritake, de l’Institut de politique globale et sanitaire. Dans ce climat de défiance, 82 % des Japonais – selon un sondage réalisé par la chaîne publique NHK – se disent inquiets de l’impact du virus sur leur vie. La désinvolture affichée par le gouvernement n’a pas contribué à les rassurer. Le cabinet Abe
est suspecté d’avoir longtemps minimisé la propagation du virus pour préserver les Jeux olympiques de Tokyo – finalement décalés à 2021. On lui reproche de limiter le recours aux tests – trois fois moins qu’en Corée du Sud – pour éviter l’engorgement des hôpitaux, car la loi japonaise oblige à hospitaliser tous les cas positifs.
Alors que deux tiers des Japonais se disent mécontents de sa gestion de crise, Shinzo Abe a vu sa cote de popularité tomber à 33 % le 18 mai. Pour rebondir, il va lui falloir lever sans encombre l’état d’urgence de Tokyo et concrétiser ses promesses de soutien à une économie au bord de l’asphyxie.