L'Express (France)

Les mecs qui ont tué Clint Eastwood, par Christophe Donner

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Fabien Nury et Brüno, auteurs de bandes dessinées, s’y entendent pour massacrer des gens. Après avoir remis au goût du jour Atar Gull, l’implacable esclave imaginé par Eugène Sue en 1831, et lâché dans la nature un gangster de la grande époque des années 1950 nommé Tyler Cross, ils s’attaquent à un personnage bien réel, de ceux qui existent ou ont existé récemment, mais qu’on n’y croit pas tellement c’est fort, leur vie, et la mort qu’ils sèment derrière eux. En l’occurrence, Chris Kyle (1974-2013), le meilleur sniper de l’histoire militaire américaine, une légende, un demi-dieu : 160 cibles atteintes officielle­ment, mais un certain nombre d’autres non comptabili­sées, toutes « terroriste­s », en tout cas toutes arabes, dégommées au fusil à lunette depuis la terrasse d’un immeuble en ruine de Falloujah, de Ramadi ou de Bagdad par ce membre de l’unité d’élite des Navy Seals. Parmi ses trophées, quelques femmes et au moins un enfant de 9 ou 10 ans qui s’apprêtait à lancer une grenade sur un tank yankee. C’est à partir de cet infanticid­e que Clint Eastwood a pu montrer le côté humain du héros de son long-métrage American Sniper : Chris Kyle, interprété par Bradley Cooper (qui est aussi coproducte­ur du film), attend vraiment le dernier moment pour appuyer sur la gâchette. C’est moche, mais faut savoir ce qu’on veut, et surtout savoir qui on est. Si on est une mauviette, comme son petit frère, on ne tire pas et on finit en asile psychiatri­que, traumatisé par tout ce qu’on a vu et honteux de ne pas avoir réussi à tirer sur le gosse, ce qui aurait sauvé les potes qui étaient dans le tank.

Eastwood a battu tous les records de recettes

(500 millions de dollars) avec son film raciste. Je me le suis retapé hier soir après avoir lu la BD de Nury et de Brüno, L’Homme qui tua Chris Kyle (Dargaud). Car un type a assassiné le plus grand tueur en série de la guerre en Irak. Et ce n’était pas un sniper vengeur d’Al-Qaeda. Non. Chris Kyle a été tué par une mauviette, un Américain comme lui, qui avait fait la même guerre et qui vénérait le légendaire Navy Seal. Alors quoi ? Pourquoi ? Nury et Brüno donnent leur explicatio­n à la fin.

Outre l’excellence des dessins et la rigueur des textes, c’est l’intelligen­ce du montage qui rend leur album très particulie­r. Car si l’explicatio­n qu’ils donnent est forcément psychologi­que – Eddie Ray Routh, le tueur de Kyle, est un ancien Marine traumatisé par la guerre, un maigrichon complexé, bourré de neurolepti­ques et pas très fute-fute au départ –, ça ne suffisait pas à faire de lui un assassin. Son parcours est raconté avec une apparente absence de sentiment. Des faits bruts, des verbatim aux dates irréfutabl­es. Une sorte de documentai­re graphique, angoissant, porté par une logique sans faille qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère des films de Clint Eastwood, lesquels prolongent ad nauseam les poses de bel indifféren­t au tragique qu’il prenait dans les westerns de Sergio Leone.

Cette pseudo-sobriété, Nury et Brüno la retournent comme un gant à l’intérieur duquel on découvre la sueur, la misère morale et la méchanceté qui ont préparé le terrain de ce fait divers, devenu pour les Américains d’une certaine obédience une tragédie nationale. On pourrait croire que l’album commence là où le film se termine. Mais non. L’album reprend le film en remplaçant ce qui semblait légendaire dans son contexte historique, social et culturel – si on peut parler de culture dans le cas de Chris Kyle, un type qui, sans obéir à un ordre quelconque, est allé éliminer 32 pillards après le passage de l’ouragan Katrina, en 2005. Malheureus­ement, si, on peut parler de culture : celle qu’entretient Clint Eastwood avec des films où le fameux précepte « le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent… » a perdu sa dimension humoristiq­ue. Arrive alors l’explicatio­n de Nury et de Brüno. Elle nous horrifie et nous rassure : à la fin, c’est Kyle qui a creusé sa tombe.

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