Cummings, l’autre Premier ministre
De plus en plus de Britanniques voient l’intouchable conseiller spécial de Boris Johnson comme le véritable chef du gouvernement. PAR AGNÈS C. POIRIER (LONDRES)
Sur une photo datant du début des années 1990, un jeune homme aux cheveux déjà clairsemés porte un tee-shirt où figurent un ring de boxe et ces mots : « Bienvenue chez moi ». « C’est tout lui, ça ! Le conflit et la provocation comme raison d’être », se rappelle Lebby Eyres. Les souvenirs de cette amie d’université de Dominic Cummings à Exeter College en disent long sur celui qui est devenu le conseiller très spécial de Boris Johnson – au point d’être désormais intouchable.
Ni la pétition réclamant sa démission, signée par plus de 1 million de citoyens, ni les 180 000 lettres outrées, reçues par les parlementaires britanniques, ni même la perte de 20 points dans les sondages n’ont persuadé le Premier ministre de renvoyer Cummings. Celui qui, après avoir édicté des règles strictes de confinement, les a violées à trois reprises. Si « Dom » est toujours maître à Downing Street, c’est sans doute parce que le Premier ministre et Michael Gove, lui doivent tout. Mais aussi, selon Harry Lambert, auteur d’une enquête intitulée « Dominic
Cummings : The Machiavel in Downing Street », parce que ces hommes forment « le triumvirat du vote “leave” » (Brexit) et qu’ils dirigent ensemble « la salle des machines ». « L’emprise qu’exerce Cummings sur certaines personnes s’explique par son talent à les galvaniser, à leur donner confiance et à leur faire prendre des risques, estime Lebby Eyres. C’était déjà le cas à l’université. » A l’époque, son groupe de copains s’était approprié cette devise du romancier Hunter S. Thompson : « Il n’y avait pas de règles, la peur n’existait pas et le sommeil était hors de question. » A son arrivée au 10 Downing Street, Boris Johnson a donné carte blanche à son conseiller pour mener à bien son « oeuvre ». Car l’ex-directeur de la campagne du « leave » n’est pas seulement l’architecte du Brexit, il est aussi la boîte à idées de l’ancien maire de Londres. Il suffit de se plonger dans les pages de son blog pour comprendre que cet homme de 49 ans à l’allure débraillée s’est donné deux missions : la réalisation du Brexit, coûte que coûte, même sans accord avec l’UE, et la refonte totale de Whitehall, de l’administration et du gouvernement britannique, qu’il appelle « le gros tas ».
C’est à Oxford, sous la supervision d’un historien ultraconservateur, Norman Stone, que Dominic Cummings conceptualise une réorganisation radicale de l’Etat. Bismarck, MonnetetLéninedeviennentsesréférences. Fasciné par les grands scientifiques, il ajoute Darwin et Newton dans son panthéon personnel. De ses admirations de jeunesse naît une obsession : créer un gouvernement composé d’experts, de mathématiciens, de statisticiens, bref, de personnalités au QI supérieur. « Un gouvernement de 30 ministres ne rime à rien, seuls six ou sept superministres suffisent », estime-t-il. Lui qui s’imagine en Steve Jobs de l’administration rêve de transformer la Grande-Bretagne en une « Technopolis méritocratique ». Le nom de l’investisseur américain Warren Buffett revient constamment dans
En fait, Cummings essaie de marier le néo-conservatisme des années 1980 à l’univers tech des start-up. Et, si son idée d’un comité d’experts est son erreur est sans doute de penser que l’on peut gouverner la Grande-Bretagne comme l’on dirige la Nasa. Toujours est-il que Boris Johnson lui voue une confiance aveugle pour mener sa « révolution ».
En dix mois d’influence à Downing Street, Cummings a réussi à se débarrasser des esprits les plus libres du
parti conservateur, comme les europhiles Kenneth Clarke, Dominic Grieve et David Gauke. Il a conduit à la démission Sajid Javid, ministre de l’Economie, et nommé à des postes clefs des gens aussi inexpérimentés que dociles. Désormais maître à bord, il peut maintenant s’entourer de ses fameux « experts ».
La crise du coronavirus a donné à Cummings l’opportunité d’accélérer la cadence… et de se présenter lui-même comme un prophète. Lors de la conférence de presse du 25 mai, où il tentait de justifier ses actions pendant le confinement, il affirmait avoir averti dès mars 2019, sur son blog, des risques d’une pandémie.
Déclaration mensongère. Quelques heures plus tard, Jens Wiechers, un consultant allemand en cybersécurité, révèlait que Cummings avait ajouté un paragraphe à sa publication sur le coronavirus le 14 avril dernier. Pas de quoi ébrécher la confiance de « BoJo » en son précieux conseiller. Alors que la pandémie a causé au moins 40 000 décès au Royaume-Uni, soit le plus lourd bilan européen, il continue de lui laisser les rênes du pouvoir. Depuis ses jeunes années, Cummings a-t-il conservé, au fond d’une armoire, son fameux tee-shirt d’Oxford ? A ceux qui mettent un pied à Downing Street, il peut en tout cas les accueillir d’un « Bienvenue chez moi».
W
n cette fin de matinée ensoleillée, le 28 mai, une armée de cameramans et de photographes patiente devant une villa du quartier bourgeois de Shaughnessy, à Vancouver (Colombie-Britannique). Devant le portail, sous l’oeil de gardes du corps, est garé un 4 x 4 noir aux vitres fumées. Soudain, le groupe s’agite. Une femme asiatique, la quarantaine chic, sort de la villa de 743 mètres carrés (estimée à 15 millions d’euros) et se dirige vers la voiture. A sa cheville gauche, un bracelet électronique.
La scène ressemble à un tournage de film. Sauf que cette femme, dont le véhicule s’éloigne en direction du palais de justice de Vancouver, n’est autre que Meng Wanzhou, n° 2 de Huawei, accessoirement fille du fondateur du géant chinois des télécoms. Depuis son arrestation à l’aéroport de Vancouver, le 1er décembre 2018, elle est devenue la prisonnière la plus célèbre du Canada. Les Etats-Unis l’accusent en effet d’avoir contourné les sanctions américaines contre l’Iran. Au titre de l’extraterritorialité du droit américain, Washington a obtenu son arrestation dans un pays tiers, le Canada.
Après un an et demi passé loin de son pays natal, celle qu’on surnomme la « prisonnière de Vancouver » espérait que la juge de la Cour suprême de la ColombieBritannique prononcerait, ce fameux 28 mai, l’irrecevabilité de la procédure d’extradition vers les Etats-Unis. Mais cela
En’a pas été le cas. Au contraire, la directrice financière de Huawei a vu son assignation à résidence prolongée. Et la menace d’une extradition n’est toujours pas écartée. Comme un malheur n’arrive jamais seul, le groupe chinois, en course pour l’installation du réseau de cinquième génération (5G) au Canada, a appris quatre jours plus tard que les compagnies téléphoniques Bell Canada et Telus avaient respectivement choisi la société suédoise Ericsson et le groupe finlandais Nokia pour les accompagner dans leur modernisation. Des choix qui satisfont l’opinion publique : 56 % des Canadiens sont hostiles à l’implantation de la 5G par la firme chinoise, selon un sondage de l’institut Angus Reid. De leur côté, les autorités militaires considèrent que la domination de Huawei sur la technologie 5G représenterait un danger en matière de cybersécurité.
L’arrestation de Meng Wanzhou a propulsé Ottawa au coeur de la guerre commerciale sino-américaine menée par Donald Trump et Xi Jinping. Pékin a en effet répliqué à cet acte par l’incarcération de deux ressortissants canadiens, Michael Kovrig, un ancien diplomate, et Michael Spavor, un businessman, accusés d’espionnage. Une « détention arbitraire », selon le Premier ministre, Justin Trudeau. « Les deux Michael », comme on les appelle désormais, sont détenus depuis plus de cinq cents jours dans des conditions bien plus inconfortables que celles de Meng Wanzhou.
Cet imbroglio compromet sensiblement la relation historique du Canada avec Pékin, débutée dès 1970 par le Premier ministre Pierre-Elliott Trudeau, le père de Justin. Grâce à l’assouplissement de la politique d’immigration dans les années 1980, puis 2000, le géant nord-américain est devenu pour les Chinois une terre d’accueil privilégiée. « Trudeau père a laissé une image positive de notre pays en Chine, explique Jeremy Brown, professeur à l’université Simon Fraser. Beaucoup de candidats à l’exil choisissent le Canada, car c’est un pays paisible et ils s’y sentent davantage en sécurité qu’aux Etats-Unis. » Près de 2 millions de Canadiens, soit environ 5 % de la population, se définissent aujourd’hui comme des « Asian Canadians ».
Ces liens inscrits dans le temps n’ont toutefois pas empêché Xi Jinping de prendre des mesures de rétorsion économique, comme le blocage des achats de viande produite par son partenaire. Or la Chine est le troisième marché d’exportation pour le Canada et le deuxième en termes d’importation. Ottawa a donc beaucoup à perdre dans ce conflit larvé. Mais, selon Jeremy Brown, « cette crise peut aussi être l’occasion d’apprendre à moins dépendre de la Chine ». En son temps, Trudeau père avait voulu alléger l’emprise des Etats-Unis sur le Canada, selon son concept de « troisième voie ». Son fils va sans doute devoir en faire autant. A l’égard de la Chine, cette fois.
W