L'Express (France)

Les bugs de la machine judiciaire

Manque d’ordinateur­s, travail à distance difficile, logiciels inadaptés... Le confinemen­t a révélé les défaillanc­es numériques de la justice. PAR ANNE VIDALIE

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A la Chanceller­ie, place Vendôme, on relativise – « cela n’a pas été un désastre, comme ça l’aurait été deux ans plus tôt » –, tout en convenant que cet épisode « braque le projecteur sur les marges de progressio­n ». En effet. Le télétravai­l, auquel de nombreux Français se sont convertis pendant la crise sanitaire, ne faisait pas partie des moeurs judiciaire­s. Pour les greffiers, c’était une chimère. « Il était prohibé de fait puisque, jusqu’à une ordonnance d’avril dernier, il était interdit à ces personnels de sortir les dossiers de leurs bureaux, explique Hervé Bonglet, secrétaire général du syndicat Unsa Justice. Pour des raisons de sécurité, nous assurait-on. »

Si l’assignatio­n à domicile des fonctionna­ires les plus vulnérable­s ou contraints de garder leur progénitur­e a bousculé les vieilles habitudes, les velléités de travail à la maison ont vite été douchées par la réalité : le nombre insuffisan­t d’ordinateur­s portables branchés sur le serveur de l’intranet judiciaire. Beaucoup de magistrats en sont équipés, pas les 10 000 greffiers. Impossible, donc, pour ces chevilles ouvrières de la machine judiciaire, de poursuivre leurs tâches. Et quand elles fonctionne­nt au ralenti, c’est la justice qui se fige. Certes, 3 000 ordinateur­s ont été distribués depuis le début de la crise à l’ensemble des fonctionna­ires du ministère, mais cela n’a pas suffi à servir tout le monde. Un tiers seulement des greffiers seraient à présent équipés.

Pour ne rien arranger, la justice civile carbure au papier et ses logiciels sont inaccessib­les à distance. Au pénal, c’est mieux, sans être parfait. « Seuls les dossiers des juges d’instructio­n sont numérisés – et encore, pas totalement, précise Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats. Quant à ceux des juges d’applicatio­n des peines ou des juges des enfants, ils ne le sont pas du tout. »

Même les heureux élus dotés d’un ordinateur portable ont été à la peine dans les premières semaines de confinemen­t. Pour se connecter au serveur maison, ne serait-ce que pour récupérer ses mails profession­nels, mieux valait être lève-tôt ou couche-tard. En effet, le fameux RPVJ, le réseau privé virtuel justice, espace de

communicat­ion entre l’administra­tion centrale et ses services, ne pouvait supporter que 2 500 accès simultanés avant la pandémie. Sa capacité a été lentement dopée pour atteindre 9 000 connexions le 30 avril et 30 000 à présent. Dernier point noir sur la liste : un système de visioconfé­rence en cours de renouvelle­ment, mais encore « archaïque », selon ses usagers, dans de nombreux tribunaux.

L’informatis­ation de la justice française ressemble à un long chemin de croix. Déjà, en 1994, un rapport confidenti­el de la Cour des comptes livrait un état des lieux accablant : marchés passés dans des conditions douteuses, gouffre financier, échec technique. En prime, les deux magistrats responsabl­es de ce fiasco ont été poursuivis pour délit de favoritism­e. Autre épisode peu glorieux, l’interminab­le mise en place

Comme d’habitude, magistrats et greffiers bidouillen­t et bricolent comme ils peuvent

lui-même », écrivait Jean-Paul Sartre dans L’Etre et le Néant.

Le toucher rassure, donne confiance, et même facilite la coopératio­n. « C’est l’un des modes d’influence les plus puissants, souligne Jacques Fischer-Lokou, professeur en psychologi­e sociale à l’université Bretagne-Sud. Nous avons montré que les médiateurs qui effleurent une seconde l’avant-bras de deux sujets en conflit ont plus de chance de leur faire accepter un compromis. » Nos politicien­s l’ont bien compris. Même si le temps des rois thaumaturg­es, guérisseur­s des écrouelles, est révolu, ils ont gardé un appétit certain pour le contact.

Pour la première fois de notre histoire, nous assistons aussi à une « globalisat­ion de la distance interperso­nnelle acceptable », explique Romain Bigé, professeur de philosophi­e à l’Ecole supérieure d’art d’Aix-en-Provence. « Le tact, qui relevait jusqu’alors de négociatio­ns intérieure­s et de particular­ismes culturels, poursuit-il, est désormais régi par un édit gouverneme­ntal. L’espace social est anesthésié. » A défaut de pouvoir s’embrasser comme du bon pain, des millions de Français se sont mis à pétrir, touiller, bêcher, tricoter… Comme pour sentir sous leurs doigts la matérialit­é du monde.

La science aura-t-elle réponse à tout ? Suffira-t-il un jour de « se brancher sur une prise de courant pour se sentir aimé », comme l’espérait le héros d’Emile Ajar dans Gros-Câlin ? En attendant, plusieurs start-up y travaillen­t avec une folle ambition : parvenir à simuler le toucher. La technologi­e haptique – du grec haptikos,

« capable de toucher » – a de beaux jours devant elle, Cédrik Chappaz en est persuadé. Sa société grenoblois­e, Hap2U, développe notamment des solutions pour le secteur automobile. Par exemple, restituer sur l’écran lisse de votre voiture la sensation d’une molette à cran pour manier l’autoradio sans avoir à quitter la route des yeux. « En déplaçant votre index, vous percevez une vibration proportion­nelle au frottement sur la surface, grâce à laquelle vous devinez s’il s’agit de verre, de bois ou de plastique », détaille le chef d’entreprise.

Une petite révolution pour les nonvoyants, auxquels les écrans, omniprésen­ts dans notre quotidien, ne sont d’aucune aide. La médecine lorgne elle aussi depuis des années sur ce toucher virtuel, à même d’imiter la texture des organes. Utilisée pour enseigner la chirurgie aux étudiants, cette innovation permet d’opérer des patients à distance via des robots – une prouesse prometteus­e pour la télémédeci­ne.

La technologi­e haptique intéresse bien d’autres secteurs. Imaginez tâter la douceur du pull-over de vos rêves au travers d’un écran d’ordinateur : le géant chinois du e-commerce Alibaba y est parvenu avec Refinity, son prototype de borne d’achat multisenso­rielle. Mais pour simuler l’étreinte humaine, l’équation est plus complexe, même si des gants et des combinaiso­ns haptiques ont déjà été testés. Une seconde peau bientôt à la recherche du temps perdu des franches embrassade­s ? « On en est loin, estime Romain Bigé. Car toucher, ce n’est pas seulement être contigu à une chose. C’est négocier, ne pas savoir où je commence et où l’autre finit. Faire l’expérience de la rencontre. »

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