Emmanuel Todd, mode d’emploi
Derrière les coups de gueule et les formules provocatrices, il y a un chercheur et une oeuvre qui ont marqué l’histoire des sciences sociales des dernières décennies.
diatribes à la Robespierre contre la classe politique le rangent parmi les intellos de gauche atrabilaires. Mais s’en tenir là serait oublier l’essentiel : Emmanuel Todd est d’abord un chercheur. Un touche-à-tout des humanités, à la fois démographe, anthropologue, sociologue, historien formé à l’école des Annales et aux leçons magistrales d’Emmanuel Le Roy Ladurie. Son livre Eloge de l’empirisme (CNRS), retranscription d’un séminaire tenu l’an dernier à l’Ecole normale supérieure Paris-Saclay, rappelle l’apport de ce d’Artagnan des sciences sociales à la compréhension des sociétés modernes.
L’aventure intellectuelle commence en 1976. Jeune loup fondu de statistiques démographiques – parce que « le taux de mortalité infantile est un fait impossible à falsifier » –, il annonce, en toute modestie, l’effondrement de l’Union soviétique d’ici à la fin du siècle (La Chute finale). Une conclusion à laquelle l’a mené le croisement de plusieurs variables, dont la baisse du taux de fécondité.
Prolongeant son intuition fondatrice, il met ensuite en évidence le lien surprenant entre pays d’implantation du communisme et persistance de la famille communautaire rurale (autorité du père et partage de l’héritage au profit des fils). S’ensuit un eurêka dont Todd dit encore ressentir aujourd’hui le frisson extatique : les structures familiales déterminent la façon dont les individus pensent leur vie et organisent la cité. Elles conditionnent les valeurs implicites d’une société – le rapport à la liberté, à l’autorité, à l’égalité, etc. Ce qu’il expliquera dans plusieurs ouvrages majeurs, La Troisième Planète, L’Enfance du monde et L’Origine des systèmes familiaux.
Dans un pays – la
France – et à une époque
– les années 1980 – où les intellectuels adorent s’entre-déchirer pour un bout de concept, soutenir que l’idéologie est en quelque sorte secondaire expose nécessairement aux coups de bâton.
D’autant que Todd l’anticonformiste se permet toutes les comparaisons, affirmant par exemple que « la famille dominante en Allemagne – en vérifiant bien les nuances au niveau régional – est la même qu’au Japon et en Corée » (la famille souche traditionnelle : autorité paternelle et héritier unique).
Les uns trouvent à ses travaux un fumet raciste ; les autres, une affinité avec la droite nationaliste. Un certain nombre lui reproche d’enfermer les individus dans un schéma bien trop déterministe pour être honnête. Sur ce dernier point, son inspiration marxiste joue, il est vrai, contre lui. Mais c’est le Marx « penseur total » qui séduit Todd, celui des écrits historico-philosophiques de jeunesse, pas celui du Capital, que Raymond Aron distingue du premier. « Ce style, ce tempérament, cet aspect chercheur fou, engagé, représentaient une sorte de modèle », se souvient le démographe. Modèle dont il n’a jamais vraiment cessé de s’inspirer, d’ailleurs, comme l’atteste son essai provocateur Qui est Charlie ?, où il pourfend les « catholiques zombies » venus former le gros de la manifestation du 11 janvier 2015, selon lui.
MODESTIE MÉTHODOLOGIQUE
Là est toute la difficulté avec Emmanuel Todd : il peut mixer dans un même ouvrage une analyse fine de la société, fondée sur des statistiques et des références incontestables, avec des envolées vengeresses contre Macron ou des formules définitives – voir l’ironique titre épitaphe du chapitre VII de son dernier livre, Les Luttes de classes en France au XXIe siècle (Seuil) : « La fin de la démocratie représentative, 1992-2008 ». Et lui, qui confie détester les théories et les modèles, décrit des effets structuraux des systèmes familiaux qui peuvent s’en approcher.
Mais, et tout l’empirisme de Todd est dans ce « mais », l’anthropologue sait aussi revenir sur ses conclusions, si l’évolution sociale les réfute. Ainsi de sa fameuse distinction entre une France « famille nucléaire libérale-égalitaire » du Bassin parisien et une France « famille souche, autoritaire-inégalitaire » du Sud-Ouest. Todd a relevé, en comparant l’écart-type des fécondités départementales sur les vingt-cinq dernières années, que cette distinction n’avait plus cours. Aucun problème. Un bon empiriste émet une hypothèse, l’expérimente et tire des conclusions de son observation. Emmanuel Todd insiste : pour lui, « le principe de soumission aux faits est un principe absolu ». « On ne cherche pas à tout expliquer. On cherche seulement à expliquer des morceaux d’Histoire, et puis on observe ce qui se passe », dit-il à propos de l’attitude scientifique. Une modestie méthodologique dont il semble que notre époque ait hélas largement perdu l’habitude.
Là est toute la difficulté avec l’anthropologue : il peut mixer dans un même ouvrage une analyse fine de la société, fondée sur des statistiques et des références incontestables, avec des envolées vengeresses contre Macron
L’état d’esprit des Afro-Américains est également assez différent de la façon dont il est souvent présenté dans les médias.
Peu d’éléments accréditent ainsi la thèse selon laquelle ils consideraient le pays comme injuste à leur égard, ou souhaiteraient un changement radical. Après tout, c’est grâce au soutien écrasant des électeurs noirs qu’un démocrate modéré comme Joe Biden, et non un révolutionnaire autoproclamé comme Bernie Sanders, affrontera Trump en novembre prochain.
Cette modération s’est également manifestée avec éclat au cours de ces derniers jours tragiques. Si une grande majorité d’Afro-Américains est à juste titre indignée par le traitement discriminatoire qu’elle subit de la part des policiers, un nombre quasi équivalent d’entre eux est fermement opposé aux émeutes ou aux pillages. Il n’est donc pas surprenant que des leaders de cette communauté – depuis la maire d’Atlanta Keisha Lance Bottoms jusqu’au rappeur Killer Mike – aient lancé d’ardents appels pour que les manifestations restent pacifiques.
Concurrence des récits
Sauf que l’élite politique et journalistique fait, elle, tout ce qu’elle peut pour déchirer le pays. Bien sûr, les principaux coupables sont le président des Etats-Unis et la vaste machine politique, associée à la chambre d’écho médiatique, qu’il commande désormais. L’incapacité totale de Trump d’exprimer – ou, probablement, de ressentir – une compassion sincère pour la victime, George Floyd, est effrayante.
Mais un certain nombre de mes amis et relations, dont je crois qu’ils campent du bon côté de l’Histoire, se laissent, eux aussi, peu à peu « trumpifier ». Un magazine pour lequel j’ai écrit vient de publier un éloge de la protestation violente. Un très haut responsable politique de mes connaissances a laissé entendre, sans aucune preuve, que les émeutes avaient été déclenchées par des agents provocateurs russes. Et parce que Trump attaque les organisations d’extrême gauche de manière cynique, pratiquement aucun journaliste n’est prêt à admettre que certaines d’entre elles glorifient réellement la violence d’une manière inacceptable.
C’est l’Amérique de 2020 : la plupart des citoyens ordinaires, blancs et noirs, libéraux et conservateurs, reconnaissent à la fois que ce pays souffre encore d’une profonde injustice raciale et qu’il a fait beaucoup de chemin au cours des cinquante dernières années. Malgré leurs nombreux désaccords, ils restent capables de construire ensemble un avenir meilleur.
Cependant, une part croissante de l’élite, noire et surtout blanche, conservatrice mais aussi libérale, est en train de renoncer à l’espoir d’édifier un pays plus juste. La seule chose sur laquelle les uns et les autres semblent s’entendre est que le pays est pourri, la confrontation, irrémédiable, et que tout, hormis la victoire totale, est une voie pavée vers l’enfer.
La grande question est maintenant de savoir lequel de ces récits concurrents l’emportera. La haine réciproque des élites américaines va-t-elle contaminer les opinions des gens ordinaires ? Ou bien la tolérance de la plupart de ces derniers contraindra-t-elle les élites à retrouver leur calme ? Jusqu’à il y a quelques semaines, j’avais raisonnablement confiance dans le fait que la vox populi finirait par avoir le dessus ; mais chaque jour qui passe ébranle cet espoir.
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