La politique, entre storytelling et fake news
EMMANUEL LECHYPRE
de l’instantané sur le durable, de l’oubli sur la mémoire, de la superficialité et de la réversibilité sur le raisonnement et la perspective. » Tout est dit.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Ivresse de la puissance technologique ; appât du gain, puisque le temps, c’est plus que jamais de l’argent. Mais peut-être et par-dessus tout peur d’un avenir de plus en plus incertain. C’est, cette fois-ci, Milan Kundera et son formidable texte La Lenteur que Jonathan Curiel appelle à la rescousse : « L’homme penché sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la seconde présente de son vol ; il s’accroche à un fragment de temps coupé et du passé et de l’avenir ; il est arraché à la continuité du temps ; autrement dit, il est dans un état d’extase ; […] il n’a pas peur, car la source de la peur est dans l’avenir, et qui est libéré de l’avenir n’a rien à craindre. » Est-il encore possible de ralentir ? On peut sortir de la lecture de ce livre en se disant que ce sera compliqué… mais pas en se disant que ce sera inutile.
WTHE ART OF POLITICAL STORYTELLING PAR PHILIP SEARGEANT.
BLOOMSBURY, 272 P., 25,77 €.
Les dirigeants politiques ont toujours aimé raconter des histoires : celles de leurs vies d’abord, souvent empreintes de courage, de détermination, de compassion ; celles de leurs époques, fréquemment récrites de façon à servir leurs desseins ; celles de leurs pays enfin, afin d’y trouver une place dans une « perspective » dont ils auront eux-mêmes dessiné les contours. Cet art du storytelling a toujours marqué la vie de la cité, et les historiens pourraient aisément en retrouver la trace dans les exercices oratoires de Cicéron ou dans les discours du général de Gaulle.
Le livre de Philip Seargeant nous propose de découvrir comment cette façon de raconter une histoire, ou l’Histoire, a évolué ces dernières années. Il est vrai que la galerie des politiciens actuels nous offre d’impressionnants « conteurs », tels que Donald Trump ou Boris Johnson. Le premier a conquis une partie de l’électorat en lui racontant ce qu’elle voulait entendre sur une Amérique blanche en passe de perdre sa suprématie, livrée au deep State (l’Etat profond, une administration parallèle) et à une « clique » plus prompte à défendre les immigrés et les étrangers que les citoyens. Le second, chef de file des Brexiters, a martelé sans relâche l’histoire d’un pays trahi par ses « élites », ayant perdu sa souveraineté face au « monstre » bruxellois. Pour Seargeant, le synopsis qui sert de socle au storytelling contemporain met justement en scène un « héros » affrontant des « monstres ». Ces derniers brutalisent les individus, font perdre son âme à une nation, jusqu’à ce que se lève le chevalier blanc qui va les défier et les abattre. Chaque camp a ses monstres, un concept qui désigne généralement une « élite » : pour la gauche, ce sont les puissants et les capitalistes ; pour la droite, ce sont les intellectuels et les élites sociales.
Si ces narrations ont conquis un pouvoir nouveau sur les opinions publiques, c’est qu’elles sont largement relayées par les médias sociaux et incarnées par des personnages qui adoptent un style et un comportement en rupture avec les anciennes habitudes en politique. Ils transgressent sans complexe les codes, la bienséance, la vérité, la compassion pour livrer à leurs concitoyens la vision d’un monde brutal, violent, dans lequel seul le combat, expression de la virilité, compte. La manière dont Donald Trump gère aujourd’hui les crises sanitaire et raciale auxquelles sont confrontés les Etats-Unis accrédite de façon spectaculaire la thèse de l’auteur. L’art de la politique est défiguré par ces leaders, qui puisent dans les théories du complot et les fake news de quoi alimenter leurs « histoires ». Dans ce contexte, le citoyen éclairé doit plus que jamais se fier à la vérité des faits et des chiffres.
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