Illumine le Prix des lecteurs de L’Express-BFMTV 2020
L’EXPRESS Le premier roman ébouriffant de Paul Kawczak, 33 ans, a été sacré par les membres du jury présidé par Laurent Gaudé.
La représentation aura duré un peu plus de deux heures et demie en ce mercredi 17 juin, avant le tomber de rideau et la désignation de l’heureux élu en la personne de Paul Kawczak, auteur de Ténèbre, un premier roman détonant. Mais en réalité, c’est une pièce qui a débuté il y a plus de six mois. Premier acte : le choix du président du jury, primordial pour donner tout son lustre au Prix des lecteurs de L’Express-BFMTV. Bonne pioche : cette année, c’est Laurent Gaudé, formidable auteur du Soleil des Scorta (Goncourt 2004), qui endosse le rôle. Consciencieux, sérieux, généreux, le président rêvé, à l’instar de tous les prédécesseurs de renom des éditions précédentes : Leïla Slimani, JeanChristophe Rufin, Amélie Nothomb, Laurent Binet, Tatiana de Rosnay, David Foenkinos…
Deuxième temps : opérer, dans l’abondance des candidatures, la sélection des onze membres du jury, soit un casting serré afin d’assurer une bonne représentation de femmes, d’hommes, de générations, de régions… Et, enfin, de janvier à avril 2020, procéder au choix des dix romans en lice. S’assurer, là aussi, de la variété des genres (intime, polar, aventure, historique, etc.) avec pour seule contrainte la qualité. Ce qui implique également, pour chaque juré, de sortir de sa zone de confort, d’aller vers des auteurs qui lui sont peu familiers, voire « hostiles », au risque d’être déconcerté, épaté ou déstabilisé. Le propre de la lecture, finalement.
Mercredi 17 juin, donc, réunion du jury, dont les membres se découvrent – mesures sanitaires obligent – derrière… des écrans. Moins convivial, certes, qu’autour d’une table. Pas d’aparté, très peu de digressions et de temps morts. Pour autant, l’atmosphère se fait vite chaleureuse entre ces fous de lecture. Tous ravis de saluer leur président, parti délibérer pour plus de sécurité (selon ses propres dires, Laurent Gaudé n’est pas un as de l’informatique) chez son éditeur, Actes Sud, qui vient tout juste de déménager dans le XVe arrondissement parisien. Tous impatients, aussi, de plaider pour leurs romans favoris, lesquels ont pu varier au fil du temps, nous disent-ils, le confinement ayant provoqué chez quelquesuns de nos jurés certains changements de focale : plus de dépaysement souhaité ici, plus de profondeur plébiscitée là. Par « miracle », tous les auteurs de la sélection reçoivent au moins deux voix : Constance Debré, Sandrine Collette, Alexandre Postel, Gaëlle Nohant, Dominique Lanni, Michel Bernard, Fabio Viscogliosi, Joseph Incardona, Rebecca Lighieri et Paul Kawczak. Au terme de plaidoiries vigoureuses – voire enflammées –, les quatre derniers de cette liste se distinguent.
Soit une bulle de poésie autour de Harpo Marx (Harpo, de Viscogliosi), un polar haletant sur fond de blanchiment d’argent (La Soustraction des possibles, d’Incardona), un formidable roman social marseillais (Il est des hommes qui se perdront toujours, de Lighieri) et une folle épopée africaine (Ténèbre, de Kawczak). Nouveau tour de chauffe, nouveau vote… Laurent Gaudé, fervent partisan du roman « africain », sait y faire : « J’ai la profonde conviction que ce livre est étonnant ; il s’agit d’un geste inaugural, d’une grande oeuvre ; c’est un livre fou comme la littérature doit l’être. Plus tard, vous serez fiers car les gens loueront le flair de votre jury d’avoir repéré et couronné le premier roman de cet auteur [... ]. » Avec les accents du bon dramaturge qu’il est, l’écrivain universaliste et humaniste, prompt à s’emparer des soubresauts du monde d’hier et d’aujourd’hui (Ouragan, Danser les ombres, Ecoutez nos défaites, Salina : les trois exils), renverse la vapeur. C’est fait : son « poulain » est lauréat.
Paul Kawczak, donc, originaire de Besançon, 33 ans, un doctorat de lettres en poche, et une double casquette d’éditeur et d’enseignant au Québec – il est chargé de cours à l’université de Chicoutimi. Son roman, Ténèbre – en référence à Au coeur des ténèbres, de Joseph Conrad – est le récit envoûtant des expéditions du géomètre belge Pierre Claes dans le Congo de 1890. Un Congo d’après la conférence de Berlin (1885), partagé entre les puissances coloniales française, anglaise et belge, qu’il s’agit d’inciser et de délimiter. C’est la mission de Claes, mandaté par le roi Léopold II. D’Anvers à Matadi, le brillant jeune homme croit encore au projet civilisateur de son pays. La rencontre avec les agents territoriaux ainsi qu’avec l’hystérie maladive et haineuse des Occidentaux va très vite saper ses illusions. Une espèce de « banalité du mal » à la Hannah Arendt, qui résonne doublement à l’heure où s’amplifient les polémiques autour des questions raciales. Le tout narré fort élégamment, histoire de s’inscrire dans la grande lignée du xixe siècle, où l’on écrivait de belles phrases pour évoquer des choses terribles. Reste une question, d’importance : « Au fait, comment prononce-t-on “Kawczak” ? » Après tergiversations, le jury a tranché pour « cosaque ». Cosaque, joli nom pour un vainqueur.
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