L’anthropocène, une notion à géométrie variable
Formalisé en 1995, le mot s’est imposé pour décrire la nouvelle ère géologique provoquée par l’activité humaine. Mais scientifiques, intellectuels et militants l’interprètent différemment.
les écologistes engagés, la pandémie de Covid-19 aura confirmé ce qu’ils serinent depuis des années à leurs congénères durs d’oreille : l’humanité a sombré corps et âme dans l’ère mauvaise de l’anthropocène. Drôle de mot que ce vocable tiré du grec – anthropos (homme) et kainos (nouveau) – qui sert aussi bien à baptiser les bars branchés des capitales européennes qu’à faire se chamailler les scientifiques de la partie. Formalisé par le Néerlandais Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie en 1995, le terme évoque « l’entrée dans une nouvelle époque géologique, caractérisée par l’empreinte généralisée et irréversible des êtres humains et de leurs activités sur la Terre ». Définition sévère mais juste, formulée dans le volumineux Dictionnaire critique de l’anthropocène qui vient de paraître aux éditions du CNRS. L’idée que l’homme, tel un Attila fondant sur le globe, ravage sa mère nourricière la Terre hantait déjà les pages du célèbre essai Man and Nature (L’Homme et la Nature), publié en 1864 par l’Américain George Perkins Marsh.
Un siècle et demi plus tard, les spécialistes s’écharpent non pas sur la définition du mot, mais sur la datation du phénomène. A partir de quand doit-on décréter terminée la période interglaciaire de l’holocène, et entamée cette phase funeste dans laquelle l’humain creuse sa tombe à grands coups de pelletées carbonées ? Pour certains, l’affaire est vite réglée, puisque la question ne se pose pas : les hommes ont influencé et modifié les dynamiques du système terrestre dès leur apparition, avec l’usage du feu, les migrations altérant la mégafaune, la naissance de l’agriculture et de l’élevage. Pour d’autres, le cauchemar débute avec le perfectionnement de la machine à vapeur, en 1784, coup d’envoi de la révolution industrielle.
Un consensus s’est néanmoins établi autour d’une période beaucoup plus récente, le début des années 1950, correspondant à la massification de l’usage des engrais et aux explosions des premières bombes atomiques, dont le sol garde les stigmates profonds. De cette époque date ce que les experts nomment « la grande accélération » : hausse des émissions de gaz à effet de serre, augmentation de la température, déforestation rapide, déclin de la biodiversité, etc. Reste à savoir pourquoi l’homme est devenu cette « force géologique globale » dont parle Paul Crutzen. Là encore, les hypothèses divergent, ce qui n’est évidemment pas sans conséquence sur les solutions qu’on préconisera ensuite pour empêcher la nature – et notre espèce – de tomber dans le précipice.
Selon le récit naturaliste auquel se rallie une majorité de spécialistes, c’est l’évolution même du genre Homo qui, millénaire après millénaire, nous a conduits à pareille désolation. Problème : « Cette hypothèse est un peu trop globalisante, estime le géographe Josselin Guyot-Téphany, auteur de l’entrée “Anthropocène” dans le dictionnaire du CNRS. En imputant la responsabilité des mutations observées à toute l’espèce humaine, elle ne permet pas de faire de différence entre l’impact d’une entreprise comme Total, par exemple, et celui des communautés indigènes d’Amazonie. Elle évacue la question des processus économiques et des choix politiques qui ont conduit à la situation actuelle. » Voire, elle contribue à minimiser la gravité de cette dernière.
Des néologismes alternatifs ont bien été proposés pour démasquer les « vrais coupables » : le capitalisme (« capitalocène »), la technologie (« technocène »), les énergies fossiles (« thermocène »). Mais la communauté scientifique, à laquelle la couleur militante desdites formules n’a pas échappé, a jugé plus consensuel de n’en retenir aucune.
Dans son ouvrage Face à Gaïa (la Découverte), le philosophe Bruno Latour souligne combien les termes de « nature » et de « culture », que les penseurs modernistes du xviiie siècle ont opposés pour magnifier la puissance de l’esprit humain, sont en réalité les deux faces d’un même concept, inopérant pour comprendre l’hybridation du monde. Ce qui fait dire à certains que la nature inviolée n’a jamais existé que dans les grands mythes cosmologiques, que les changements environnementaux s’inscriraient dans l’ordre des choses, et que rien n’empêcherait de pousser l’entrelacement nature-culture jusqu’au transhumanisme.
A ce récit « postnature » se voulant progressiste répond, en contrepoint, celui des collapsologues. Pour l’agronome Pablo Servigne ou le mathématicien et ex-élu Les Verts Yves Cochet, l’anthropocène est l’expression même de la catastrophe en cours depuis la révolution industrielle, celle de l’effondrement de notre monde. Si l’on ajoute les « éco-marxistes », pour qui le phénomène est une preuve de la contradiction du capitalisme, une constatation s’impose : le terme d’« anthropocène » a quelque peu échappé aux chercheurs en géologie et sciences de la Terre.W
Les spécialistes s’écharpent sur la datation du phénomène. A partir de quand doit-on décréter terminée la période interglaciaire de l’holocène, et entamée cette phase funeste dans laquelle l’humain creuse sa tombe à grands coups de pelletées carbonées ?
printemps arabe, puis une révolte armée – appuyée par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France –, ont débouché, à la fin de 2011, sur la mort de Mouammar Kadhafi. La chute du dictateur libyen, après quarante-deux ans de règne, a été suivie par deux événements majeurs : l’assassinat de l’ambassadeur des Etats-Unis, à Benghazi, en 2012, et l’attentat à la bombe contre l’ambassade de France, à Tripoli, en 2013. Ces événements ont grandement contribué au retrait des Occidentaux de ce pays hautement stratégique. La nature ayant horreur du vide, la Russie et la Turquie n’ont eu de cesse, depuis, d’y avancer leurs pions.
Depuis 2014, la Libye compte deux pouvoirs. Dans l’Ouest, le gouvernement d’union nationale (GNA), dirigé par le Premier ministre, Fayez al-Sarraj, un homme d’affaires soutenu par la Turquie. Dans l’Est, l’« armée nationale libyenne » (ANL) de Khalifa Haftar, qui bénéficie du soutien de l’Egypte et des Emirats arabes unis. Menacé par l’offensive imminente des troupes du maréchal Haftar à Tripoli, Al-Sarraj a conclu à la hâte, le 27 novembre 2019, un accord de défense avec la Turquie. A l’époque, la Fédération de Russie soutenait l’armée de Haftar : depuis septembre 2019, 2 000 mercenaires du « groupe Wagner », une société contrôlée par un collaborateur de Vladimir Poutine, combattaient aux côtés de l’ANL. Coup de théâtre : ils quittent le pays le 25 mai dernier, neuf mois après leur arrivée. Que s’est-il passé ? Pour comprendre, remontons au 8 janvier 2020. Ce jour-là, Erdogan et Poutine se rencontrent à Istanbul, à l’occasion de l’inauguration du gazoduc TurkStream. La Libye est aussi au menu des discussions. De deux choses l’une : soit Erdogan a convaincu Poutine que les intérêts russes en
Libye seraient mieux servis en se rangeant du côté de la Turquie ; soit l’envoi des combattants du groupe Wagner dans le désert libyen était un écran de fumée et un cheval de Troie conçu avant tout pour contrôler, manipuler et affaiblir Haftar, qui possède la double nationalité libyenne et états-unienne.
Quels que soient les détails du scénario, le résultat est là. Sous le couvert d’une opposition militaire indirecte en Libye, Moscou et Ankara se retrouvent aujourd’hui en position de se partager le pays pétrolier en sphères d’influence. Le calendrier des événements parle de lui-même. Aussitôt après leur rencontre, les présidents russe et turc décrètent un cessez-le-feu, entré en vigueur le 12 janvier 2020. Le lendemain, ils convoquent leurs protégés respectifs, Al-Sarraj et Haftar, à des pourparlers de paix, à Moscou. Ce rapprochement russo-turc donne lieu, aussi, à un aparté (qui n’a rien de spontané) entre deux anciens ennemis jurés : Hakan Fidan, chef des services secrets turcs, et Ali Mamlouk, son homologue syrien. Il s’agit du premier contact officiel entre ces deux personnalités depuis longtemps.
Tandis que Turquie et Russie trouvent des arrangements simultanés sur les dossiers de la Libye et de la Syrie, le maréchal Haftar, lui, est carrément écarté des discussions. Ce pacte entre Ankara et Moscou constitue le rapprochement le plus significatif depuis l’établissement des relations turco-soviétiques par Mustafa Kemal Atatürk et le général bolchevique Mikhaïl Frounze en 1921. Si elles parviennent à faire converger leurs projets, la Russie et la Turquie pourraient occuper une position stratégique, à 400 kilomètres des côtes siciliennes, en plein milieu de la Méditerranée, contrôlant à la fois le robinet énergétique libyen et la filière des migrants subsahariens. Ajoutons à ce scénario inquiétant des bases terrestres et maritimes russes et turques, défendues par une chaîne de batteries russes de missiles sol-air S-400, s’étendant de Benghazi à la Turquie, en passant par la Crimée, Kaliningrad et Mourmansk, et voilà comment, en deux temps, trois mouvements, les frontières de l’Otan pourraient de facto se retrouver repoussées vers l’ouest.
L’accès à la Méditerranée orientale et au canal de Suez serait également largement contrôlé par ce nouvel axe turco-russe. Ce qui compliquerait, aussi, l’« interopérabilité » et l’assistance des 5e, 6e et 7e flottes américaines. De plus, le projet de gazoduc EastMed, visant à relier le gaz israélien à Chypre, la Grèce et l’Italie, se trouverait menacé. Enfin, Israël serait davantage isolé de l’Occident, ce qui l’obligerait à un alignement plus approfondi avec les intérêts russes. Il est temps de réagir à ce changement géostratégique. Car, à très court terme, Poutine et Erdogan pourraient contrôler le flanc sud de la Méditerranée, à proximité immédiate des côtes de l’Union européenne.
Si elles parviennent à faire converger leurs projets, la Russie et la Turquie pourraient occuper une position stratégique, à 400 kilomètres des côtes siciliennes, contrôlant à la fois le robinet énergétique libyen et la filière des migrants subsahariens.
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