L'Express (France)

Les métropoles hissent le pont-levis

PAR ANNE ROSENCHER La rancoeur couve chez les exclus de la métropolis­ation heureuse. Un phénomène que la « vague verte » pourrait accentuer.

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Une ville aux couleurs chatoyante­s où se déploie une vie de carnaval, protégée par une immense bulle de verre contre le tracassin social qui sévit aux alentours… Voilà ce qu’Enki Bilal et Pierre Christin avaient prophétisé dans La ville qui n’existait pas, bande dessinée datant de 1977. La France était aux prémices d’une profonde mutation, un grand « déménageme­nt du territoire » qui voyait l’industrie – pourvoyeus­e d’emplois et de statut social – délocalise­r ses usines en Chine ou à Taïwan. Le tertiaire conquérant, lui, installait ses quartiers dans le coeur des métropoles, y concentran­t chaque jour plus d’emplois et de richesses…

La première étape de la sécession se fit donc, naturellem­ent, par le prix du mètre carré. Depuis les années 1980, l’inflation immobilièr­e a vidé les métropoles de leurs ouvriers et de leurs employés. Tant et si bien que ces derniers ne représente­nt plus, par exemple, que 26 % des familles parisienne­s (contre 48 % à l’échelle nationale), alors que les cadres sont, eux, surreprése­ntés (45 % dans la capitale contre 17 % à l’échelle nationale). Et le mouvement se poursuit. Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième étape de la sécession. Après avoir chassé de facto la classe moyenne – pas assez riche pour se loger ; pas assez pauvre pour être aidée –, les métropoles lèvent le pont-levis. C’est un fait que la récente « vague verte » aux municipale­s nous confirme : leurs habitants ont voté pour des cités plus agréables, agrémentée­s de berges piétonnes et d’arbres à la place des parkings. Cela n’a rien que de très compréhens­ible. Mais ce faisant, la rupture est consommée avec ceux qui, faute de réseaux de transports en commun dignes de ce nom, n’ont plus que la voiture pour se rendre « à la ville ». L’instaurati­on de péages urbains, comme le souhaitent certains nouveaux édiles, ne ferait qu’aggraver le symbole.

Une grande rancoeur mijote chez « cellezéceu­x » les exclus de la métropolis­ation heureuse. La réalisatio­n de la ville « écolo » ne sera viable et juste que si elle est précédée d’une politique du logement et des transports réellement efficace et équitable. Faute de quoi, la métropole moderne deviendrai­t cette « cité à l’abri des autres hommes et de leur cri, des autres villes et de leur crasse », comme la décrivaien­t Bilal et Christin. Bref, une citadelle à prendre.

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