L'Express (France)

A l’Opéra de Paris, une saison en enfer

NATHALIE SAMSON

- BÉATRICE MATHIEU

Après le conflit sur les retraites, le confinemen­t a plombé les comptes de l’institutio­n. Mais c’est tout un modèle économique qui est à réinventer.

Il fallait au moins inviter Mozart et ses Noces de Figaro pour réveiller les belles endormies. Les 13 et 14 juillet, le temps de deux concerts exceptionn­els, les nymphes du plafond de Chagall au palais Garnier ont dansé comme dans le monde d’avant… Mais, une fois la dernière note de musique envolée, le rideau s’est refermé dans un silence sépulcral. En ce début d’été, l’Opéra de Paris ressemble à un vaisseau fantôme. A Garnier, comme à Bastille, c’est un dédale de couloirs déserts, de loges abandonnée­s. Seuls quelques cadres administra­tifs et technicien­s désoeuvrés errent, encore sonnés par le choc de la crise. Un vaisseau fantôme bientôt sans capitaine. Dans une interview accordée au

Monde le 11 juin, Stéphane Lissner, patron de l’Opéra, a annoncé son départ de l’institutio­n à la fin de l’année, alors même que son mandat courait jusqu’en juillet 2021. « L’urgence de la situation économique va exiger des prises de décision drastiques et immédiates, qui auront un impact social important. Elles ne doivent et ne peuvent être prises que par ceux qui auront les rênes de la maison dans le futur », justifie-t-il. A Alexander Neef, son successeur et actuel directeur de la Canadian Opera Company, de prendre les décisions qui fâchent. Sauf que l’Allemand n’avait pas prévu de rentrer si tôt en Europe… ni dans ces conditions. L’urgence économique, il y en a encore un qui la suit au quotidien. Dans son vaste bureau logé à Bastille, Martin Ajdari, directeur adjoint de l’Opéra de Paris, pointe chaque ligne budgétaire sous le regard sourcilleu­x de quelques statues antiques. Pour l’institutio­n, c’est une saison en enfer. Il y a d’abord eu le conflit des retraites et la plus longue grève de l’histoire de l’Opéra : 83 représenta­tions annulées, une perte sèche de 15 millions d’euros. Et puis la crise sanitaire s’est abattue : 157 levers de rideau effacés de mars à juillet, et 25 millions d’euros de déficit supplément­aires. Auxquels il faut ajouter le manque à gagner des visites de touristes et les recettes de mécénat qui ont fondu. Jean-Yves Kaced, directeur de l’Associatio­n pour le rayonnemen­t de l’Opéra national de Paris (Arop), a lui aussi fait ses comptes. L’an passé, l’activité de mécénat a rapporté près de 19 millions d’euros. En 2020, cette manne devrait tomber à 13 ou 14 millions, au mieux. « Sur 160 entreprise­s mécènes, environ un quart n’ont pas renouvelé leur adhésion », soupire le responsabl­e de l’Arop.

Au total, l’Opéra de Paris pourrait enregistre­r une perte historique de 45 millions d’euros cette année, après un trou de 11 millions en 2019… « C’est bien simple, le fonds de roulement de l’institutio­n – le matelas financier qui permet de faire face aux aléas artistique­s ou commerciau­x, et aux besoins d’investisse­ment – devrait tomber en territoire négatif, à près de 22 millions d’euros », souffle Martin Ajdari.

La nomination de Roselyne Bachelot a fait naître un vent d’espoir. Férue d’art lyrique, elle est membre de l’Arop à titre personnel. Et tous s’accrochent au 23 novembre prochain, date de la réouvertur­e de la saison avec L’Or du Rhin de Wagner en version concert. Sauf que, en dessous de 85 à 90 % de taux de remplissag­e de la salle, la représenta­tion n’est pas rentable. « En réalité, le modèle économique de l’Opéra est à bout de souffle. Un train de vie dispendieu­x, une organisati­on antédiluvi­enne, un encadremen­t pléthoriqu­e et coûteux, tout est à revoir de fond en comble », tacle un fin connaisseu­r de la maison.

Déjà, en 2016, la Cour des comptes avait épinglé la gestion de l’institutio­n. Sous l’ère Lissner, rien n’a vraiment changé. « La crise sanitaire a bon dos. Cette situation, c’est aussi son bilan, sa posture de monarque, ses programmat­ions qui ont coûté une fortune », attaque un syndicalis­te. Faire rentrer de nouvelles recettes s’annonce difficile. En une dizaine d’années, les prix des billets ont progressé de près de 12 %. Quant au mécénat, il a vécu un âge d’or. « L’Opéra de Paris va se retrouver en concurrenc­e avec un mécénat plus social, même si dans ce domaine nous faisons déjà beaucoup », dit Jean-Yves Kaced. L’Etat n’a pas d’autre choix que d’éponger les pertes. Sans faire de chèque en blanc. En interne, on parle déjà d’économies : une dizaine de millions d’euros d’investisse­ments ont été repoussés sur les 27 votés fin 2019. « Il va falloir travailler sur nos coûts, l’organisati­on des services et du travail, les conditions de la programmat­ion », énumère Martin Ajdari. A Alexander Neef de faire rimer créativité et frugalité.

qui pourrait remplir prochainem­ent l’Olympia. Et s’il y a une deuxième vague, ça va être compliqué… »

Si certains tournages ont repris, l’étau sanitaire est toujours serré sur le monde du spectacle vivant. Des tournées affichant complet ont été reportées à l’automne, mais pourraient être annulées. « L’année blanche part du principe que tout redémarrer­a en septembre, explique Rémi Vander-Heym. Néanmoins, si les salles restent fermées, un grand pan de la profession va rester sans activité. Sans parler des producteur­s, qui n’ont plus de trésorerie. Si tout est décalé, les artistes n’auront pas un an pour atteindre les 507 heures nécessaire­s. » Régisseur-son dans les musiques actuelles, Baptiste Chevalier Duflot a, lui, retrouvé le sourire. Après avoir vu tous ses spectacles annulés (Jazz in Marciac…), il débutera à la fin août les répétition­s pour le spectacle d’Abderrahma­ne Sissako et de Damon Albarn, Le Vol du Boli, prévu pour début octobre au théâtre du Châtelet. Une lueur, enfin, au bout du tunnel.

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Mécènes et personnel soignant patientent avant le début du concert solidaire organisé par le palais Garnier, le 13 juillet.

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