Raphaël Enthoven : règlement de comptes à Saint-Germain-des-Prés
Dans un étonnant roman autobiographique où l’on croise BHL, Carla Bruni et Michel Onfray, le philosophe raconte sa jeunesse. Rencontre et extraits, en exclusivité pour L’Express.
C’EST UN PREMIER ROMAN EXPLOSIF dont les exégèses dépasseront le cadre de la rentrée littéraire. Parce que son auteur, Raphaël Enthoven, bien connu des lecteurs de Lexpress.fr, est un philosophe aussi pugnace que clivant, qui ne rechigne pas à fréquenter l’arène des réseaux sociaux. Parce que ce récit autobiographique va surprendre ceux qui ne voient en lui qu’un enfant gâté. Et, surtout, parce qu’on y reconnaît sans trop de difficultés une galerie de personnalités, croquées dans des positions parfois peu flatteuses.
« Cette histoire est entièrement imaginée puisque je l’ai vécue d’un bout à l’autre », écrit Raphaël Enthoven, toujours friand de paradoxes, en préambule du Temps gagné (L’Observatoire). Des figures intellectuelles (Bernard-Henri Lévy, Michel Onfray, Luc Ferry…) y apparaissent tantôt sous des identités d’emprunt, tantôt sous leur vrai patronyme. Une fantaisie de l’auteur métamorphose Carla Bruni en ex-championne de tennis (« Beatrice »). Le prénom du narrateur – « Raphaël », évidemment – n’est prononcé que dans les toutes dernières lignes. Ne seraient-là pas des coquetteries d’un enfant du siècle dernier qui n’assume pas ses confessions ? Absolument pas, jure le primo-romancier : « Je ne vais pas me cacher derrière mon stylo après avoir écrit tout ça : ce livre est autobiographique. Nulle coquetterie. Mais, stricto sensu, le livre de ma vie (ou d’une partie de ma vie) n’est pas ma vie. Comment le pourrait-il ? “Aucun mot ne peut expliquer la vie d’un homme”, écrit Orson Welles. Et le hiatus entre ce qu’on a vécu et ce qu’on parvient à en dire, l’écart entre les personnes réelles et les personnages du livre, l’intervalle entre le souvenir et l’imagination, font toute la différence entre un cloaque et un roman. »
Les gazettes people vont se jeter avidement sur la dernière partie de l’autofiction, qui revient sur une tragi-comédie germanopratine devenue drame national. Chez ces gens-là, on aime régler ses comptes par livre interposé. Dans le best-seller Rien de grave (2004), Justine Lévy, l’ancienne épouse de Raphaël Enthoven et fille de Bernard-Henri Lévy, racontait comment Carla Bruni (rebaptisée « Terminator »), débarquée au bras de son beau-père, lui avait dérobé son amour de jeunesse (« Aurélien »). Difficile de ne pas voir dans Le Temps gagné une réponse, violente, dudit Aurélien. Qui concède que les pages, cruelles, dédiées à son ex-femme (ici « Faustine »), ont pu être plus inspirées par la vengeance que par le strict devoir de mémoire. « Il est vrai que, contrairement à ce que Justine dit du personnage auquel elle a donné ma gueule, je n’ai jamais obligé une femme à avorter, ni couché avec ma belle-mère, et que, depuis plus de quinze ans, des tas d’inconnus prennent un air sévère pour me raconter mes crimes en brandissant ce livre. Faut-il pour autant lire mon roman comme une réponse à tout ça ? Je vous mens si je vous dis que non. Mais si j’avais seulement voulu répondre à Justine Lévy, je l’aurais fait depuis longtemps. Je n’aurais pas attendu que ses calomnies deviennent des vérités à force d’être dites et répétées par un public bavard. Quand son livre est paru et a répandu ses métastases, je ne voulais pas faire comme elle. Je ne voulais pas écrire un texte à clefs. Tant pis pour la rumeur, je n’irai pas sur ce terrain, me disais-je. J’avais mieux à faire. A commencer par être heureux et par apprendre, auprès d’une icône, à faire la différence entre mon image et moi-même. Ce qui prend du temps. »
Cette « icône », c’est Carla Bruni – pardon, « Beatrice » –, qui clôt de façon solaire cette divine comédie cheminant vers une émancipation. « Beatrice, c’est l’âme soeur du narrateur. Quand ils se croisent, la première est à la retraite et l’autre finit ses études. Ce sont des errants qui marchent sur un fil, avec le gouffre en contrebas, mais qui ont en commun de refuser les compromis. Il y a entre les deux personnages une communion d’effroi et un refus de se mentir qui les soudent et les déterminent à chercher ensemble leur chemin », décrypte l’auteur.
Il serait pourtant imbécile et injuste de réduire les 526 pages d’un fourmillant roman d’apprentissage à ce seul marivaudage avec pseudonymes. Dans une ambition proustienne qui dépasse de loin le clin d’oeil du titre, le philosophe restitue les gestes et idiosyncrasies des personnages de son enfance, dissèque en entomologiste son milieu social et tire des vérités générales de détails particuliers (parfois aussi scabreux que dans Sodome et Gomorrhe…). Un monde presque englouti revit, et c’est bien là de la littérature.
Comme pour nombre d’enfants de divorcés, l’univers du jeune Raphaël était bipolaire. Du côté de chez sa mère (la journaliste Catherine David), c’est « l’URSS ». Le beau-père (« Isidore ») – psychanalyste lacanien et féru de karaté – est un parfait méchant de film, qui le gifle abondamment et poussera l’adolescent à sa première révolte camusienne. Dans cette guerre froide, le père (l’éditeur Jean-Paul Enthoven) fait figure d’Amérique. Il est dépeint en géniteur fitzgeraldien, égotiste, snob, fantasque, désinvolte, terriblement attachant, bref un personnage romanesque inoubliable. Répondant à ses détracteurs bourdieusiens, l’écrivain en profite pour montrer que sa famille tenait plus d’une position intermédiaire, de « transclasses en devenir », que de l’existence dorée qu’on lui prête souvent. Un pied chez les riches et célèbres, et l’autre dehors. « J’aurais été ravi d’avoir l’enfance qu’on m’attribue. Il se trouve
que ce n’est pas le cas. Toutes mes excuses à ceux que je décevrai. En vérité, nous n’étions ni riches ni pauvres. On n’avait pas un rond, mais on donnait le change. On était mal classés mais on avait des wild cards. On était la courgette du gratin. On oscillait entre l’Olympe et la vie ordinaire. Cette position intermédiaire nous plaçait à bonne distance de la célébrité comme de la richesse. L’une et l’autre nous étaient familières et étrangères à la fois », assure Raphaël Enthoven.
Après cette enfance douloureuse, il y a l’éclosion intellectuelle d’un normalien qui se cherche des mentors. Parmi eux, Octave Blanco, un penseur hédoniste et antisystème qui ressemble beaucoup à Michel Onfray, dont le jeune Raphaël fut proche, et qui représenta pour lui la tentation de la radicalité. « Il y a des philosophes pour tous les âges de la vie », commente-t-il aujourd’hui. Bernard-Henri Lévy (alias Elie) fait l’objet de pages contrastées. S’il égratigne son ancien beau-père, Raphaël Enthoven le défend aussi contre ses ennemis. « Bernard a le génie d’être détesté par des imbéciles », confie-t-il. « Il est aisé de rencontrer des gens qui le conchient. Mais difficile de rencontrer des gens qui le critiquent intelligemment. Quand j’ai quitté le beau monde qui gravitait autour de lui, des tas de gens, du complotiste à l’antisémite (qui souvent sont les mêmes) en passant par de vieux pétainistes et des altermondialistes en culotte courte, ont cru bon de se jeter sur moi pour me dire pis que pendre de BHL et glaner des infos sur l’imaginaire moloch sioniste… Or, j’avais beau être en rupture avec une certaine façon de penser, mélange de culture classique, d’antitotalitarisme élémentaire et de bons sentiments, je n’étais pas prêt, pour autant, à devenir un sale con. »
On découvre aussi, dans ce Bildungsroman à l’ère de la gauche caviar, un formidable tableau d’époque des années 1970-1980, entre Georges Marchais et les mangas du Club Dorothée. Les madeleines Rocky ou Les Chevaliers du zodiaque ont, pour notre futur agrégé de philosophie, une saveur au moins aussi forte que Spinoza. Les morceaux de bravoure s’enchaînent, à l’image de la restitution de la cérémonie de mariage avec Justine Lévy où le Tout-Paris s’est agglutiné, mais dont les mariés ne furent que des figurants. « C’est ainsi que, sans me connaître, Nicolas Sarkozy m’offrit une cloche à fromage. Et je suis probablement le seul homme sur terre à pouvoir, sans délirer, prononcer une phrase pareille », ironise le narrateur. S’il n’épargne pas son entourage, Raphaël Enthoven ne maquille nullement ses propres défauts de jeunesse. Mais parions que le lecteur s’attachera très vite à ce héros parfois insupportable, mythomane, infidèle, insolent, branleur (littéralement), singe savant, mais qui comprend que, dans la vie, l’important n’est pas ce qui vous arrive, mais ce qu’on en fait.
Tout cela répond-il au cahier des charges proustien ? Le roman dépasse-t-il le registre du Who’s Who pour atteindre l’universel ? « Ceux qui voudront parler du livre sans se donner la peine de le lire n’en retiendront peut-être que l’aspect people. En revanche, je mets au défi les gens qui le lisent de le réduire à sa conclusion, et de n’y voir qu’une série de règlements de comptes, conclut Raphaël Enthoven. Tout ce que je raconte trouve sa place dans l’économie d’un récit qui conduit un homme d’une enfance malheureuse au plus grand bonheur qui soit (et au désir d’écrire). Et j’ai l’immodestie de croire, ou l’espoir déraisonnable, qu’un roman, s’il ne triche pas, transcende le petit tas de secrets où il puise ses aventures. » Pour se faire une opinion, en voici déjà, en exclusivité, les bonnes feuilles. ✸
Je n’étais pas non plus, à plus forte raison, un « pauvre enfant martyr » – comme disait ma mère dans un rire de canard, quand j’allais follement chercher un peu de réconfort auprès d’elle.
J’étais juste un enfant trahi par les adultes et que (pour des raisons qui lui échappent et n’appartiennent qu’à lui) son beaupère avait choisi d’élever comme lui-même l’avait été, probablement. C’est-à-dire avec brutalité.
Lorsque, pour une assiette mal terminée, une demande sans s’il te plaît ou un morceau de fromage qu’il avait dû payer et que je n’arrivais pas à finir, ses grosses mains s’abattaient sur mes petites joues devant ma mère qui riait d’embarras, il n’était pas rare que ses doigts m’entrassent un peu dans l’oreille et qu’à la brûlure s’ajoutât un sifflement diffus. Un long bip. Où la tête me tournait.
Les gifles étaient nombreuses. Mais elles sonnaient toutes comme un dernier recours. J’en prenais parfois plusieurs par jour, seulement, précédée d’un soupir, chacune d’elles m’était présentée comme une mesure désespérée devant l’obstination que je mettais à mal me conduire malgré de patientes mises en garde. « Vraiment, on n’en peut plus ! » disait ma mère après la gifle (ou la fessée) dans un soupir validateur. Si fréquente fûtelle, la gifle – qui partait à la vitesse de la lumière – était la continuation de l’éducation par d’autres moyens. En somme, quand il giflait, c’est qu’il baissait les bras devant les crimes dont je me rendais systématiquement coupable. Ici un morceau de roquefort qu’en gourmand j’avais tranché dans le sens de la largeur (me réservant les parties bleues), là une porte ouverte sans frapper ou bien une goutte d’urine sur la lunette des chiottes… Il y avait souvent de quoi baisser les bras. Alors, les gifles pleuvaient. Coutumières, pas mortelles.
Tous les arts de la Terre tenaient dans son geste
Quand il faisait moins chaud, mon père troquait sa nudité contre un vêtement de sport et des chaussures de tennis qu’en homme pressé il enfilait pour écrire son article avant de se rendre sur le court. Je le revois à son bureau, vêtu comme McEnroe, d’un short straight et d’une chemisette aux épaules peintes, les Stan Smith couvertes de la terre battue de la veille, taper à deux index sur une Olivetti (toute neuve, achetée chez Duriez) le texte dont il avait le plan sous les yeux.
A voix basse, penché sur son ouvrage à la façon d’un horloger sur son mécanisme, il ânonnait ses propres phrases comme un rabbin hanté, en hochant la tête au rythme des effets.
Quand la phrase était plus longue et accolait quelques indépendantes avant de poser le point au sol, il se redressait en inspirant comme lorsqu’on entre dans un bain trop chaud, et, par une imperceptible délégation de pouvoirs, la main droite, qui, à cette altitude, était seule à bouger encore, prenait le relais de la tête pour donner la cadence et mimer les saccades. Le pouce et l’index joints semblaient maintenir à l’horizontale la baguette invisible d’un chef d’orchestre, ou le pinceau d’un calligraphe, ou le burin d’un sculpteur à l’instant des finitions... Tous les arts de la Terre tenaient dans son geste.
Et dans ces pages où la belle écriture de mon père envahissait le texte dactylographié, en lui intimant ici d’être plus court, là d’intercaler un adjectif ou, parfois, de disparaître tout entier, je soupçonnais des formules secrètes. A mon grand désespoir, certains paragraphes étaient intégralement recouverts de vaguelettes régulières et horizontales, que mon père semblait dessiner et qu’il encadrait ensuite au feutre noir, comme on empaquette avec soin les déchets de la nuit. Je voyais un immense gâchis dans ces morceaux abandonnés. Comment pouvait-il raturer, sans remords, le tiers d’une page après s’être donné la peine de l’écrire ? A quoi bon ? J’avais presque l’impression qu’il jetait de la nourriture.
On m’a toujours attribué des moyens que je n’avais pas Mon clapier faisait 9 mètres carrés mais sa fenêtre ouvrait sur un vaste ciel et le sol ardoise des toits de Paris. Le mur de gauche était couvert d’étagères. A droite, à côté du bureau, la tête du lit donnait sur la partie mansardée. Au pied du pieu, un placard blanc, une chaise à roulettes, et c’était tout. Je pouvais y accéder par l’escalier de service, de sorte que si je le souhaitais, il m’était possible de disparaître, de grandir à toute vitesse et d’exercer sur le monde depuis ma cellule de moine (qui restait une dépendance de l’appartement paternel) un discret pouvoir de domination.
Comme j’avais souvent vu mon père pleurer d’amour, je crus d’abord que la solitude était une séparation et j’eus le plaisir, aux premiers jours de mon installation, de me lamenter sur mon sort. Je crois même que j’ai pleuré, moi aussi. Puis je compris que pour certains dont je faisais partie, c’était l’inverse, et que, comme dit l’autre, on n’est jamais si seul que quand quelqu’un vous interrompt.
En ce qui me concerne, hormis Rémi, que j’accueillais à bras ouverts (qui fumait avec moi ses premiers pétards), et quelques jeunes filles que j’embrassais des pieds à la tête en m’attardant avec la candeur du débutant sur les orifices téléphonés, je n’étais guère dérangé. Parce que je mettais du parfum et que je portais des fringues de marque, les filles venaient chez moi en pensant aller dans un palais, et elles se retrouvaient dans une chambre de bonne où (avec leur consentement) un adolescent affamé leur mangeait le cul. Et puis je m’en fichais. Pour des raisons qui m’échappent (ou peut-être parce que mon père dépensait beaucoup d’argent à se donner l’air d’en avoir plus), on m’a toujours attribué des moyens que je n’avais pas. Riche, fils de riche, manières de riche, etc. C’était l’appellation. Quelle différence entre être riche et être tenu pour tel ? Dans les deux cas, c’est à vous qu’on prête.
« On bouffait bien. On aimait le Bien. On avait des scies dans la tête. On détestait Georges Marchais [...]. On était cultivés sans être érudits. On avait des goûts de luxe sans être riches. Et si on avait été riches, on se serait vantés d’aimer les choses simples. En un mot, nous étions socialistes »
Nous étions socialistes
On croyait à l’universel. C’était même l’horizon nouveau d’une gauche qui avait abjuré la tentation totalitaire. On fuyait (ou on combattait, c’était selon) le double écueil du conservatisme religieux et de la gauche radicale. Ta ta ta ta ! On aimait Renaud, Johnny Clegg, SOS Racisme, Goldman frère et l’abbé Pierre. Mon père écrivait au Nouvel observateur des articles élégants contre
le « malaise français ». On ne prenait pas le risque du réel. On en parlait de loin. Je connais par coeur l’égoïsme abyssal de celui qui, le ventre plein, n’ose pas se dire qu’il aime bien le 20 Heures et ses Ethiopiens, et que le spectacle des enfants affamés dope son repas, en ajoutant à la chaleur de la bouffe la saveur d’un privilège. « Loin des coeurs et loin des yeux… de nos villes, de nos banlieues… L’Ethiopie meurt peu à peu, peu à peuuuuuuu… » On était bien. On bouffait bien. On aimait le Bien. On avait des scies dans la tête. On détestait Georges Marchais (dont mon père m’avait convaincu, quand j’étais plus petit, que l’accent du Calvados était un accent « soviétique » et que, les nuits de pleine lune, tel un mogwai nourri trop tard, il se transformait en vampire que le rouge du sang rendait fou). On était cultivés sans être érudits. On avait des goûts de luxe sans être riches. Et si on avait été riches, on se serait vantés d’aimer les choses simples. En un mot, nous étions socialistes. On produisait de la synthèse comme la peau fabrique de l’eczéma. A toute chose, nous disions « Oui d’accord, mais enfin tout de même… » Le marxisme ? « Oui, d’accord, il y a des injustices, mais enfin tout de même, on ne peut pas sacrifier la liberté à l’égalité… » L’économie de marché ? « Oui d’accord, c’est le seul système qui fonctionne, mais enfin tout de même, on ne peut pas se satisfaire des injustices qu’il produit. » Le racisme ? « Oui, d’accord, c’est atroce, mais enfin tout de même, il faut imaginer la misère qui engendre la haine. » La guerre ? « Oui, d’accord, c’est une horreur, mais enfin tout de même, il y a parfois des guerres justes… » Et en cette exquise pondération (indéfiniment déclinable et seulement comparable à l’envie, à peine retenue, de faire caca), nous ne doutions pas d’être dans le vrai.
Un fantôme à mon mariage
Il y avait à mon mariage tout Paris (c’est-à-dire le Quartier latin) et aussi sa banlieue (c’est-à-dire le XVIe). Les gens de droite étaient nos invités. On les tolérait parce qu’on était sympas, et qu’avec leurs boutons dorés ils avaient l’air moins riches que nous. L’extrême gauche aussi était la bienvenue. Car elle savait se tenir et, comme elle était menacée dans ses intérêts par l’irruption des bourgeois-bohèmes autour de l’Odéon, entamait son déménagement vers la rue du Bac ou la rue Bonaparte et ses appartements mieux protégés, d’où elle ciselait des essais vendeurs sur l’horreur économique et la nécessité du PCF dans un monde inhumain. La plupart de ces braves gens – je l’ai dit – étaient là ès qualités, et non parce que, d’une manière ou d’une autre, ils nous étaient liés. Ce qui eut pour effet, dans un premier temps de la soirée, de faire de moi son nouvel observateur.
J’étais le spectateur qu’un miroir choisit de balader, pour un soir, dans la planète où les locataires de l’Olympe s’étaient donné rendez-vous. J’étais le lecteur, monocle à l’oeil, inconnu au milieu des images. Je marchais parmi les gens, en prenant garde de ne pas les bousculer, comme Candide et Cacambo font attention, en arrivant dans l’Eldorado, de ne pas écraser les diamants qui jonchent la route. Bref, j’étais le fantôme de ma teuf. En visite au musée des visages familiers. Je voyais sans être vu. Je reconnaissais, sans être reconnu.
Pour m’assurer de mon inexistence, je me penchais parfois vers un « gens-géant » genre Danièle Thompson, Poivre d’Arvor ou Alain Delon, et je faisais mine, couvert par le vacarme, de leur dire une chose à la fois drôle et solennelle, qui se terminait par une poignée de main. Ils serraient chaleureusement la main inconnue. Et répondaient à mon sourire par un sourire entendu. Qui de nous deux existait le moins ? Le fantôme qui feint de parler, ou l’image qui feint de lui répondre ?
La divine Beatrice
Dans cet univers de remarques, de sous-entendus, de sommations à être spirituel et d’enjeux mondains, Beatrice, dispensée d’avoir de l’esprit et qui en avait plus que les autres, figurait une singularité. On se penchait sur elle avec la curiosité des enfants pour le baril de poudre dont la mèche est allumée, ou comme des amateurs au poker invitent à leur insu le champion du monde à partager leur table et, sans l’avoir vu venir, se font plumer jusqu’à l’os. Devant les gens qui l’admiraient ou qui l’enviaient, la championne n’avait aucun besoin de se fabriquer un personnage. Alors que tous se faisaient une identité d’emprunt à l’heure d’entrer, le soir venu, dans la salle à manger, et que certains profitaient du retour des costumes pour retrouver la confiance qu’ils avaient perdue plus tôt en exhibant leurs bourrelets, Beatrice était fidèle à ellemême, immuable et sublime. Dans ce cercle où rien n’était lisse, elle évoluait simplement. Dans cet univers de gens, selfistes avant l’heure, qui vérifient en s’enlaçant que les autres les regardent, et où chaque geste était immédiatement assorti d’une évaluation de ses effets, Beatrice vivait sans miroir. Dans ce haras où chacun rivalisait d’esprit avec l’espoir de conquérir, à la remise des diplômes, le droit de concourir l’année suivante, elle figurait la réussite que nul ne conteste. Dans cette Chine enfin, dans ce Maghreb où des femmes soumises portaient des chaussures trop petites, elle incarnait dangereusement l’indépendance et le célibat.
Le casting de leurs dîners compilait des gloires locales, des conseillers du roi, des larbins dévoués, des banquiers de gauche et des athlètes mondains dont l’accréditation venait du fait qu’on les avait vus au dîner précédent et qui, comme l’ambassadrice de Turquie, débarquaient emperlouzés des cheveux au fondement, aussi utiles que des meubles avec leur chaussure sur la tête et leur noir à lèvres. Il n’y avait pas de vedette – hormis, si l’on veut, les hôtes. Juste des gratteurs fortunés qui communiaient dans l’extravagance vénale. Beatrice au milieu de ces singes, c’était Candy chez les morts-vivants. Elle seule s’y déplaçait sans masque, comme on inspecte un chantier sans casque : vraiment, il n’y avait pas photo.
LE TEMPS GAGNÉ PAR RAPHAËL ENTHOVEN L’OBSERVATOIRE, 526 P., 21 €. PARUTION LE 19 AOÛT.