L'Express (France)

Gafa, les intouchabl­es du nouveau monde

En accentuant la domination des géants américains de la Tech, la crise sanitaire ravive la question de leur régulation.

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Immunisés. C’est l’une des rares certitudes du moment : alors que tant d’entreprise­s sont à la peine, que des pans entiers de l’économie mondiale sont à l’arrêt, les grands noms de la Tech, et plus particuliè­rement les géants américains, sortiront renforcés de la crise. Plus puissants, plus riches, plus conquérant­s. Depuis six mois, les fameux Gafa, qui regroupent Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, enchaînent les records à Wall Street, comme s’ils évoluaient dans un monde parallèle. Un exemple parmi d’autres ? Depuis le printemps, le fabricant de l’iPhone a vu sa capitalisa­tion boursière s’envoler de plus de 1 000 milliards de dollars. A elle seule, la firme à la pomme croquée vaut plus que l’ensemble des sociétés françaises composant le CAC 40, l’indice phare de la Bourse de Paris.

Parce que la période du confinemen­t et l’essor du télétravai­l ont démultipli­é les usages numériques, parce que les infrastruc­tures Internet ont démontré leur robustesse et parce que, enfin, le traçage de l’épidémie a rendu leurs outils indispensa­bles, les stars de la Silicon

Valley se sont immiscées un peu plus profondéme­nt dans nos vies. Formidable accélérate­ur de la transforma­tion numérique, le Covid-19 a tout bonnement rendu les Gafa intouchabl­es, ou presque. Un nouveau statut qui trouve sa traduction dans leur impression­nant parcours boursier, mais qui transparaî­t aussi à travers les montagnes de cash accumulées par les uns et les autres.

De quoi nourrir le débat sur les profits indécents engrangés par ces acteurs et relancer les initiative­s visant à mieux les réguler. Abus de position dominante, pratiques anticoncur­rentielles, optimisati­on fiscale… Les angles d’attaque ne manquent pas, et l’audition très médiatisée, cet été, des quatre grands patrons de la Tech américaine devant une commission du Congrès pourrait laisser penser que cette parenthèse enchantée est sur le point de se terminer pour ces sociétés.

Rien n’est moins sûr en réalité, car le contexte n’est plus le même qu’avant la pandémie. Mobilisés sur les fronts sanitaire et économique, les Etats les plus offensifs sur ces questions ont d’autres priorités à traiter que le dossier des Gafa. Surtout, politiquem­ent, la donne a changé aux Etats-Unis : si Donald Trump continue de s’en prendre régulièrem­ent aux « Big Tech », il le fait principale­ment à des fins électorali­stes, parce qu’il perçoit ces groupes comme des alliés objectifs du camp démocrate. Mais, en pleine crise économique et sur fond de tensions croissante­s avec le rival chinois, jamais le président américain ne prendra le risque d’affaiblir ces nouveaux fleurons nationaux. Comme les compagnies pétrolière­s ou le complexe militaro-industriel hier, les Gafa sont devenus des pièces maîtresses au service de la puissance américaine, ce qui explique l’opposition de Washington à tout projet multilatér­al de taxation des géants du numérique, et la frilosité des procédures engagées outre-Atlantique : en dehors d’enquêtes ciblées sur le champ concurrent­iel, les menaces de démantèlem­ent semblent aujourd’hui bel et bien écartées pour les titans californie­ns.

Dans ce contexte, l’Europe n’a pas dit son dernier mot et continuera de faire ce qu’elle peut sur le terrain fiscal ou sur celui de la concurrenc­e. Mais on sent bien que ses moyens d’action ont touché leurs limites. Pour rééquilibr­er le rapport de force avec les superpuiss­ances de la Tech, de nouveaux leviers doivent être actionnés, de nouvelles pistes doivent être explorées. La pandémie a rouvert le jeu de ce point de vue, en changeant le statut des Gafa, devenus le temps du confinemen­t des utilities (fournisseu­rs de services essentiels). Au même titre que les opérateurs télécoms, les compagnies de gaz ou d’électricit­é, les géants américains ont été perçus pendant cette période inédite comme des utilities numériques, soudain investies d’une nouvelle mission, au service du « bien commun ». Un virage plus important qu’il n’en a l’air, car il ouvre des perspectiv­es intéressan­tes : par nature, le champ d’action des utilities est en effet balisé par une forme de régulation, sur le plan tarifaire notamment. Il légitime un certain droit de regard de la puissance publique, et favorise sur le papier un dialogue plus constructi­f avec les autorités. Ne nous enflammons pas… A ce stade, cette petite révolution relève bien sûr de la pensée magique. Mais il y a là un sillon à creuser, susceptibl­e de « responsabi­liser » les Big Tech. Et de redorer leur image. Il serait surprenant qu’ils négligent totalement cette opportunit­é.

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