Les nouveaux maîtres du monde
e ton se veut solennel, le moment, historique. Ce 29 juillet, devant des membres du Congrès, le représentant démocrate du Rhode Island David Cicilline en appelle aux valeurs de l’Amérique, aux figures tutélaires de la nation, et termine son intervention par un avertissement : « Nos fondateurs ne voulaient pas s’incliner devant un roi. Nous ne devons pas non plus nous incliner devant les empereurs de l’économie en ligne. » Face à lui s’affichent sur un écran géant les visages stoïques de ces nouveaux souverains du monde : Tim Cook, PDG d’Apple, Mark Zuckerberg, cofondateur de Facebook, Sundar Pichai, PDG de Google, et Jeff Bezos, créateur d’Amazon. Les quatre dirigeants affrontent un déferlement de questions des parlementaires de tous bords, républicains et démocrates, effrayés du pouvoir faramineux conquis par ceux que l’on appelle désormais communément les Gafa. « Avant la pandémie, ces entreprises se distinguaient déjà comme des titans de notre économie.
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A la suite du Covid19, elles sont susceptibles de sortir plus fortes et plus puissantes que jamais », prévient David Cicilline.
Difficile de le contredire. A la faveur du confinement et des nouvelles normes de distanciation sociale, l’économie numérique a pris le pouvoir. Dans le monde entier, de nombreux foyers ont dû s’équiper davantage en ordinateurs et en tablettes pour travailler, communiquer avec leurs proches, se divertir et se faire livrer à domicile tout ce dont ils avaient besoin. Même les plus récalcitrants se sont pliés à la nouvelle norme. Un bouleversement historique que l’une des figures du capitalrisque de la Silicon Valley, Benedict Evans, résume… en citant Lénine : « Il y a des décennies où rien ne se passe, et des semaines où des décennies se produisent. » Ces semaines de pandémie ont provoqué un tsunami économique et technologique qui a essentiellement profité aux Gafa. Alors que l’on assiste à l’une des plus dramatiques récessions de l’Histoire, réduisant au chômage plus de 400 millions de personnes à l’échelle planétaire, Apple et ses acolytes planent sur l’économie, comme suspendus audessus du chaos. De fait, jamais l’écart entre les groupes de « l’ancien monde » qui s’effondre et ces géants technologiques aux discours prométhéens n’aura été aussi grand. Comme si ces deux univers coexistaient dans des réalités parallèles.
Pour prendre la mesure de ce contraste saisissant, il suffit de regarder les chiffres fous de la Bourse. Chaque jour, les records de valorisation s’enchaînent à Wall Street, qui connaît des hausses de 10, 20, 50 milliards de dollars… En six mois, la capitalisation boursière des quatre mousquetaires de la Toile n’a cessé de grimper, dans des proportions inédites. Une dynamique folle, qu’Apple résume à elle seule : depuis le mois de mars, devenue la plus grosse société cotée de la planète, elle a vu sa valeur gonfler de plus de 1 000 milliards de dollars, soit un peu plus que le produit intérieur brut (PIB) annuel des PaysBas ! Le groupe de Cupertino pèse désormais plus de 2 000 milliards, bien loin devant le CAC 40 (1 875 milliards), l’indice phare de la place de Paris regroupant les 40 plus grosses entreprises françaises, comme LVMH, Total ou encore Airbus.
La tête vous tourne déjà ? Attendez donc d’ajouter l’envolée boursière de Google, Facebook, Amazon et Microsoft : nos cinq géants sont assis sur une montagne de plus de 7 000 milliards de dollars. « Les Gafa, en y ajoutant Microsoft, ont pris un poids incroyable à Wall Street », souligne Jérémy Taïeb, analyste financier chez Fabernovel. Seuls les groupes pétroliers avaient occupé à la fin du xixe siècle une place aussi importante. Sauf que, à l’époque, les marchés financiers n’évoluaient pas à des niveaux si stratosphériques. Et les Standard Oil et autres champions de l’or noir ne détenaient pas autant d’argent en réserve. Car, non contents d’être devenus les coqueluches de la Bourse, Apple et compagnie disposent aujourd’hui de montagnes de cash : plus de 500 milliards de dollars. Et continuent d’afficher des performances insolentes. Au premier semestre, alors que le PIB américain chutait de près de 10 %, chacun d’entre eux a dégagé des bénéfices à plus de 10 chiffres, avec une activité toujours plus soutenue.
Résultat, leurs actions n’ont jamais valu autant depuis l’explosion de la bulle Internet, en 2000. L’histoire bégaieraitelle ? Une idée que rejettent beaucoup de spécialistes, au premier rang desquels
Apple a vu sa valeur gonfler de 1000 milliards de dollars, l’équivalent du PIB des Pays-Bas
l’analyste de Wedbush Securities Michael Pachter. Selon lui, l’envolée des Gafa résulte d’un changement d’époque et de nouvelles habitudes prises par les consommateurs. « Amazon n’est certainement pas surévalué, estimetil. L’entreprise gagne en permanence de nouveaux clients. De son côté, Facebook, lui, convainc les annonceurs qu’il arrive à cibler finement les consommateurs avec leurs publicités. Pour Google, la partie est peutêtre plus ardue, car sa dynamique commerciale est corrélée à la croissance économique. » Les géants de la Tech sont même devenus des valeurs refuges, car ils ont prouvé leur résistance à la crise sanitaire. « A l’heure du Covid19 et de l’effondrement des rendements, ces entreprises rassurent les investisseurs. Tout le monde en achète », argumente Alexandre Baradez, responsable des analyses de marchés chez IG.
Et l’argent appelle l’argent. Car cet engouement des investisseurs donne aux Gafa les moyens de nourrir leurs ambitions en se lançant dans des acquisitions et en s’attaquant dès à présent à de nouveaux marchés. Scott Galloway, professeur à l’université de New York, auteur de l’ouvrage The Four. Le règne des quatre (éd Quanto), en voit deux principaux : l’éducation et la santé. « Ce sont les deux secteurs qui offrent des marges financières suffisantes pour répondre aux attentes des investisseurs, notetil. Ce quatuor, auquel il faut ajouter Microsoft, n’a d’autre choix qu’augmenter son chiffre d’affaires combiné de plus de 500 milliards de dollars sur les cinq prochaines années. » Déjà, Amazon vient de se lancer dans la santé avec son bracelet connecté, Halo ; Google, qui lorgne les services financiers, vient de franchir une nouvelle étape dans l’assurancesanté en créant une filiale avec Swiss Re ; Facebook avance dans le paiement et la monnaie numérique avec son projet Libra… « Leur capacité à se diversifier est leur principal atout », relève l’agence de notation Moody’s, qui souligne la robustesse de leur modèle. « Ils peuvent s’attaquer à n’importe quel domaine », affirme Jérémy Taïeb, soit en développant des compétences en interne, soit en achetant les concurrents. Certains d’entre eux ne se sont d’ailleurs pas gênés pour passer à l’action, au beau milieu de la crise, alors que quelques sociétés devenaient des proies de choix. Apple a fait main basse sur NextVR dans la réalité virtuelle, et Google s’est offert North, spécialisée dans les lunettes connectées. « Ce ne sont jamais de très grosses opérations », note un banquier d’affaires, mais elles sont toujours très bien préparées. « Ils font beaucoup d’acquisitions qui passent souvent sous les radars pour enrichir leur portefeuille », souligne Jérémy Taïeb.
Qui pourrait mettre un terme à leur irrésistible ascension ? Pas grand monde. « Les Gafa sont tellement puissants qu’il
qui risquent d’apparaître comme les profiteurs de la crise historique que traverse la planète. Les Etats, eux aussi, se préparent à la riposte. Et ils ne se satisferont pas de quelques centaines de millions d’euros pour financer la presse ou le cinéma : « Ce sont les grands gagnants de la crise. Ils doivent contribuer, peutêtre même plus que les autres, à l’effort collectif », souligne une source proche de Bercy. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si certaines capitales comme Paris, Londres, Vienne ou Ankara, qui ont déjà instauré une « taxe Gafa », ne veulent pas relâcher la pression, et comptent même remonter au créneau. Avec un raisonnement simple : vu l’ampleur de la crise, les empereurs de l’économie en ligne pourraient être contraints de payer davantage. Dans l’intérêt de tous.
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(2,52 milliards) 32,3 %