La femme nue n’est pas taboue !
Cet été, des vacancières seins nus sur une plage ont été sommées de se couvrir. Un fait qui a de quoi alerter.
n mai 2013, l’artiste Holly Van Voast, 46 ans, cheveux platine et (fausse) moustache noire, porte plainte contre la ville et la police de New York pour les multiples arrestations dont elle a été victime, en se promenant seins nus dans les rues de la Grosse Pomme. La justice lui donne raison et un mémo interne rappelle à la police new-yorkaise une décision de justice du 7 juillet 1992 qui reconnaît aux femmes le droit d’être seins nus, au nom de l’égalité.
Le 20 août 2020, sur une plage de Sainte-Marie-la-Mer, trois vacancières qui bronzaient sans haut de maillot de bain ont été sommées par des gendarmes de se couvrir, suite aux plaintes d’une famille « gênée ». Par trois paires de seins sur une plage. Sommes-nous irrémédiablement tombés sur la tête ?
ELa pudeur, prison idéale
L’homme pense se protéger du mal en se cachant derrière des tabous – toutes choses interdites que l’on ne doit ni regarder ni faire. Mot d’origine polynésienne, apparenté à tapa qui signifie menstrues, le tabou lie l’impureté au cycle féminin, au corps féminin. Notion reprise par toutes les religions, qui écarte la femme qui perd du sang, crée un interdit, sanctionne le corps, prisonnier de la biologie, condamné par elle. Pour s’imposer dans l’espace public, dont elles étaient exclues, pour détruire les gynécées – ces appartements qui leur étaient réservés à l’intérieur des maisons antiques (double peine), pour exercer le pouvoir, les femmes ont brisé nombre de tabous, de l’interdit de la parole (du savoir) à l’interdit de la nudité (de la maîtrise du corps). Aujourd’hui, il semblerait que le tabou ne soit plus la marque de l’impureté et de l’infériorité, mais le signe du respect et de la pudeur – cette prison idéale qui coince la femme dans le fantasme malsain d’une dignité illusoire cachant la honte ancestrale du corps.
Des dérèglements salutaires
En témoigne le nombre de procès outrés faits au corps des femmes quand il ose la nudité. De la campagne (victorieuse) visant à interdire d’affichage une publicité de lingerie sous prétexte qu’on y admirait des fesses sans visage, au refus de la ville de Rennes de recevoir le départ du tour de France pour cause d’hôtesses décrétées potiches qui saliraient l’image de leurs congénères, le corps féminin inspire la bigoterie la plus rance. Dans le même temps, Nantes accueille, sous les applaudissements, une sculpture d’Elsa Sahal, Fontaine, représentant une moitié de corps neutre, sans buste, sans bras, sans visage, aux lèvres génitales énormes, pissant debout, et la municipalité rennaise autorise le port du burkini – costume pudique pour corps interdit – dans ses piscines. Et pourtant. Combien d’avancées, combien de dérèglements salutaires, combien de révolutions des mentalités devons-nous aux femmes qui ont osé conquérir l’espace public, briser les interdits, supporter vaillamment l’opprobre et imposer leurs corps – souvent nus ?
Une libération par le corps et l’esprit
Deux femmes de chaque côté de la Méditerranée, toutes deux issues de la scène, illustrent la force émancipatrice du corps. En France, Marguerite Durand (1864-1936) ; en Egypte,
Rose el-Youssef (1898-1958). La première est une fille naturelle indépendante qui fait ses gammes à la Comédie-Française, l’autre, orpheline de mère et abandonnée par son père, cartonne sur les planches du Caire en interprétant, à 14 ans, le rôle d’une vieille femme, refusé par toutes les autres comédiennes. Ces deux figures du théâtre, alors considéré comme un lieu de débauche, ces affranchies sexuelles à la réputation sulfureuse, vont, à l’apogée de leur gloire, se reconvertir, avec succès, dans la presse.
Ce sera la création du journal La Fronde en 1897 pour Marguerite Durand, suivi de la fondation du premier syndicat féminin. Quant à Rose el-Youssef, elle choisit de donner son nom à l’hebdomadaire culturel qu’elle fonde en 1925 pour combattre les préjugés liés au monde des arts et la mauvaise réputation des actrices. Très vite, elle y introduit la caricature et la politique. Le magazine Rose el-Youssef existe toujours et fut l’un des rares à publier des extraits des Versets sataniques de Salman Rushdie. Durand et el-Youssef ont rageusement foulé aux pieds les tabous emprisonnant les femmes dans la pudeur, elles ont fait la preuve que la libération passait par le corps et par l’esprit, et inspiré la méfiance, voire la rage, des puritaines – toujours majoritaires.
A la veille de sa mort, Marguerite Durand écrivait :
« Un jour, les femmes sauront ce qu’elles doivent à mes boucles blondes. » Le savons-nous vraiment.
WAbnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste.