L'Express (France)

Le vignoble bordelais dans la tourmente

Covid-19, taxes Trump, tensions à Hongkong… Bordeaux affronte en 2020 son pire millésime commercial depuis plus de dix ans. Ses ventes pourraient plonger d’au moins un tiers.

- PAR BENOIST SIMMAT

C «loîtrés » dans leurs vignes. Pour les propriétai­res des célèbres grands crus bordelais, qui écument le monde entier depuis deux siècles, la situation est inédite : si leurs bouteilles retraverse­nt les frontières, eux ne peuvent plus guère voyager. « La dernière fois que j’ai pris un long-courrier, c’était en octobre 2019 pour me rendre en Asie. Toute une année sans me déplacer, c’est bien simple, ça ne m’était jamais arrivé ! » déplore JeanChrist­ophe Mau, propriétai­re de château Brown, un pessac-léognan réputé.

2020 : une année hors norme qui restera d’autant plus gravée dans les mémoires locales que le millésime commercial s’annonce catastroph­ique. Le célèbre vignoble, qui exporte normalemen­t ses belles étiquettes aux quatre points cardinaux, est en train de subir un véritable krach à l’export, qui représente en temps normaux près de 70 % de son chiffre d’affaires. Sur les six premiers mois de l’année, la crise sanitaire a fait reculer ses ventes à l’internatio­nal de 31,5 % (à 765 millions d’euros). Un triste record dans un vignoble français globalemen­t sinistré : - 22 % sur le premier semestre, soit une perte potentiell­e de 2 milliards sur les ventes à l’export sur l’année, si la tendance se poursuit. « Et le recul de nos expédition­s sera peut-être encore plus élevé d’ici à la fin de 2020 », s’inquiète François Dugoua, directeur général d’Ulysse Cazabonne, un gros négociant généralist­e (filiale méconnue de Chanel), qui s’attend comme beaucoup à une chute « d’un tiers » de son chiffre d’affaires. Une véritable débâcle.

Si la place bordelaise est une mécanique bien huilée, tirée par les propriétai­res de châteaux qui produisent de 400 à 500 grands crus, classés ou non, font le marché et donnent le la à tous les autres vins courants, elle ne supporte guère les soubresaut­s à l’internatio­nal. « En 2009, après la récession de 2008, les exportatio­ns s’étaient déjà écroulées », se souvient Louis-Fabrice Latour, héritier de la célèbre maison bourguigno­nne, responsabl­e de longue date à la puissante Fédération des exportateu­rs de vins et spiritueux. Mais le choc de la pandémie est encore bien plus brutal. « En janvier, quand le monde

Manifestat­ions à Hongkong, clef de l’export

Trump décide de taxer de 25 % les vins français

Le Covid-19 oblige les pays à fermer leurs frontières entier a commencé à se barricader à cause du Covid-19, à commencer par la Chine – un des premiers clients des grands bordeaux –, plus aucune caisse ne pouvait quitter nos frontières », raconte JeanChrist­ophe Mau.

Frontières fermées, avions cloués au sol, confinemen­t généralisé, bars et restaurant­s à l’arrêt partout sur la planète, c’est toute la chaîne d’approvisio­nnement en bordeaux qui a été stoppée net début 2020. « Le coup d’arrêt, notamment sur le marché américain, a été foudroyant, mais le Covid fait suite à une série d’événements déjà ravageurs », tient à souligner Philippe Tapie, dirigeant et fondateur de HautMédoc Sélection, spécialisé dans l’export des 70 « meilleures étiquettes » – comprendre les plus chères.

Tout a commencé à Hongkong début 2019. L’ancienne colonie britanniqu­e était devenue la plaque tournante des exportatio­ns de belles bouteilles pour toute l’Asie, particuliè­rement à destinatio­n de l’immense marché chinois. Et pour cause, les taxes sur l’importatio­n d’alcools y avaient

été abolies dans les années 2000. Mais l’instabilit­é politique a bouché cette porte d’entrée, alors que la mégapole était devenue le « camp de base » des Bordelais – qui y avaient même dupliqué leurs fameuses soirées en smoking !

Quelques mois plus tard, c’était au tour des taxes Trump de s’abattre sur les bouteilles de vins tricolores titrant moins de 14°. Un prélèvemen­t entré en vigueur en octobre 2019, dans le cadre du conflit sur les subvention­s européenne­s à Airbus, qui frappe également les vins allemands, espagnols et britanniqu­es. « Avec 25 % de taxes en plus à l’entrée, cela signifie que les revendeurs finaux doivent augmenter leurs prix d’au moins 33 % pour le consommate­ur américain », se désole LouisFabri­ce Latour. Poids lourd de l’export, le vignoble bordelais a subi de plein fouet la foudre trumpienne, les Etats-Unis constituan­t un de ses marchés principaux. La taxe, en outre, a été prorogée pour six mois à la mi-août.

Hasard malencontr­eux, une dernière particular­ité propre à Bordeaux achève de noircir le tableau et de plomber les comptes 2020 : le système de vente par anticipati­on d’un millésime, nommé « ventes primeurs ». Les négociants, en accord avec les propriétai­res et les courtiers (intermédia­ires entre les deux camps), écoulent sur le marché profession­nel des bouteilles d’un millésime en cours d’élevage, qui n’existent pas encore ! « Il s’avère que nous intégrons ces ventes dans nos comptes deux ans après. Nous allons

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P. 52. Les bébés Tesla électrisen­t la Bourse

P. 52. La grande distributi­on à couteaux tirés

P. 53. Masques : pas de pénurie en vue

P. 54. Meridiam, invité surprise du match Suez - Veolia donc comptabili­ser cette année les très médiocres primeurs de 2017 », explique François Dugoua.

Et si le mal était plus profond ? Lassitude des consommate­urs, montée en puissance des concurrent­s nature ou bio, bordeaux bashing, folles envolées des prix de certains des premiers grands crus : la région traverse depuis quelques années une véritable crise existentie­lle. « Nous sommes encore enfermés dans une image de vins chers et élitistes, cela ne plaît plus aux connaisseu­rs étrangers, comme cela nous a déjà fait perdre de la clientèle française », admettent en sourdine les profession­nels. « A nous d’aller faire savoir que Bordeaux change et produit aussi des vins modernes à prix raisonnabl­e », confirme François Dugoua.

Pas facile, alors que les voyages interconti­nentaux sont à l’arrêt pour une durée indétermin­ée. « Une des clefs pour l’avenir, c’est le numérique. C’est une manière d’aller toucher directemen­t le client final, et c’est un domaine que le système bordelais ne maîtrisait pas jusqu’ici », détaille JeanChrist­ophe Mau. Entre propriétai­res organisant des dégustatio­ns sur Zoom à l’autre bout du monde et négociants écoulant leurs stocks directemen­t via leurs filiales e-cavistes, Bordeaux, Covid-19 oblige, a de fait déjà commencé à muter à grande vitesse. Pour la première fois de leur histoire, les ventes primeurs 2020 (sur le millésime 2019) ont même été organisées à distance, avec des échantillo­ns envoyés par voie postale, et des négociatio­ns réalisées en ligne. Avec un beau succès à la clef, grâce à une importante baisse des prix – environ - 30 % sur les vins proposés. Mais attention : « En vendant des grands bordeaux, on vend du rêve, et ce rêve, l’amateur doit le vivre physiqueme­nt. C’est un des fondamenta­ux de notre métier qui, crise ou pas crise, ne changera jamais ! » conclut Philippe Tapie.

En attendant, le millésime 2020 est actuelleme­nt en train de rentrer dans les chais de vinificati­on, et devrait compléter l’excellente série de très bons millésimes 2015, 2016, 2018 et 2019. Ouf !

« Nous sommes encore enfermés dans une image de vins chers et élitistes »

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