Le défi d’une vaccination éthique
A qui donner en priorité les premières doses disponibles ? Sur ce point crucial, les avis des experts divergent.
Le monde disposera peut-être dans quelques mois d’un vaccin contre le Covid-19. Mais d’ores et déjà se pose une question cruciale : qui recevra les doses en priorité ? Certains experts voudraient que les travailleurs de la santé et les populations à haut risque, comme les personnes de plus de 65 ans, soient vaccinés en premier lieu. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) suggère, elle, une distribution des doses proportionnelle à la population des différents pays : la première tranche de population servie correspondrait aux travailleurs de la santé, soit autour de 3 % de la population, et la deuxième, aux personnes âgées ou présentant d’autres vulnérabilités, soit environ 20 % de la population. Sauf que, en sciences, les idées les plus évidentes ne sont pas toujours les plus pertinentes. D’un point de vue éthique, ces deux stratégies –similaires – sont « sérieusement défectueuses », estiment 19 experts internationaux en santé mondiale dans une étude parue ce jeudi 3 septembre dans Science. Selon ces chercheurs, qui proposent un « modèle de priorité équitable », la distribution des vaccins doit dépendre de trois facteurs. Le premier est le nombre de « décès prématurés », une variable que l’on peut mesurer en multipliant le nombre de morts par le nombre d’années qui leur restaient à vivre selon une limite d’âge donnée (70 ans dans les statistiques de l’OCDE sur la santé). Plus ce chiffre est élevé, plus le pays devient prioritaire dans la distribution de vaccins. Les chercheurs prennent aussi en compte l’impact économique du Covid-19. Ils proposent de calculer les « dégâts collatéraux » de l’épidémie – comme ceux de la fermeture des « activités commerciales non essentielles » ou des écoles – et de déterminer « la diminution de la pauvreté pour chaque dose de vaccin distribuée » en fonction du revenu national brut de chaque Etat. Enfin, les chercheurs souhaitent attribuer une priorité aux Etats ayant les plus forts taux de transmission du virus.
En comparaison, le plan défendu par l’OMS consistant à vacciner 3 % de la population de chaque pays, puis de monter progressivement jusqu’à 20 %, pourrait paraître très, voire trop simple. « Cette stratégie, politiquement défendable, suppose à tort que l’égalité exige de traiter de manière identique des pays connaissant des situations différentes, avance Ezekiel J. Emanuel, professeur d’éthique médicale et de politique de santé à l’université de Pennsylvanie (Etats-Unis) et principal auteur de l’étude. En réalité, des pays ayant une population similaire sont parfois confrontés à des niveaux de mortalité et de dégâts économiques radicalement différents. » De même, donner la priorité à ceux dont la population est plus âgée ne réduirait pas nécessairement la propagation du virus et ne minimiserait pas le nombre de décès. « Au contraire, un tel plan donnerait beaucoup de vaccins aux pays riches [NDLR : les pays à revenu faible et moyen comptent proportionnellement moins de résidents âgés et de travailleurs de la santé que les pays à revenu plus élevé], or ce
principe va à l’encontre d’une distribution juste et équitable », souligne le Pr Emanuel.
Une vaccination éthique est-elle possible pour autant ? « Je comprends que l’on discute de l’éthique, mais dans quel monde vit-on ? Dans celui du nationalisme effréné, en particulier aux Etats-Unis, où le président a déjà décidé que sa population dans son intégralité allait obtenir la priorité sur les autres pays. Donc on peut proposer tous les schémas que l’on veut, mais il faut qu’ils soient au moins réalistes », commente Marie-Paule Kieny, virologue, directrice de recherche à l’Inserm et ancienne sousdirectrice de l’OMS. En pratique, rien ne peut forcer un Etat producteur à partager son vaccin. En 2009, lors de la pandémie de grippe H1N1, l’Australie a été parmi les premiers pays à fabriquer un antidote, mais elle ne l’a pas immédiatement exporté car elle voulait d’abord traiter ses citoyens. Il y a fort à parier qu’il en sera de même pour le Covid-19. Aux Etats-Unis, pays le plus avancé dans la recherche en la matière avec la Chine, Donald Trump joue en partie sa réélection – le 3 novembre – sur la promesse d’un vaccin, et il a mis 15 milliards sur la table pour y parvenir. Sous pression, Robert Redfield, directeur des centres américains de prévention et de lutte contre les maladies, a même envoyé une lettre aux différents Etats américains leur demandant de faire « urgemment » le nécessaire afin que les centres de distribution d’un futur vaccin puissent être « complètement opérationnels d’ici au 1er novembre 2020 ». Nul doute que ces premières doses ne seront distribuées qu’aux citoyens américains.
En France, la stratégie n’est pas encore gravée dans le marbre. L’avis rendu le 27 juillet par le Conseil scientifique rejette l’hypothèse d’une vaccination obligatoire au profit d’une « vaccination organisée ». Le gouvernement devra déterminer « qui vacciner et comment », tout en associant les citoyens à cette démarche pour que ne se renouvelle pas l’échec de la vaccination antigrippale de 2009, indique le Conseil scientifique, qui estime que « le ciblage des populations prioritaires est crucial ». « Nous avons constaté que lorsqu’un système de santé est saturé, les malades ne sont plus aussi bien pris en charge, ce qui provoque une augmentation de la mortalité », souligne Marie-Paule Kieny. Selon elle, la priorité est évidente : il faut vacciner le personnel de santé de « première ligne ». Le débat entre experts et chefs d’Etats ne fait que commencer.