L'Express (France)

Le défi d’une vaccinatio­n éthique

A qui donner en priorité les premières doses disponible­s ? Sur ce point crucial, les avis des experts divergent.

- PAR VICTOR GARCIA

Le monde disposera peut-être dans quelques mois d’un vaccin contre le Covid-19. Mais d’ores et déjà se pose une question cruciale : qui recevra les doses en priorité ? Certains experts voudraient que les travailleu­rs de la santé et les population­s à haut risque, comme les personnes de plus de 65 ans, soient vaccinés en premier lieu. L’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) suggère, elle, une distributi­on des doses proportion­nelle à la population des différents pays : la première tranche de population servie correspond­rait aux travailleu­rs de la santé, soit autour de 3 % de la population, et la deuxième, aux personnes âgées ou présentant d’autres vulnérabil­ités, soit environ 20 % de la population. Sauf que, en sciences, les idées les plus évidentes ne sont pas toujours les plus pertinente­s. D’un point de vue éthique, ces deux stratégies –similaires – sont « sérieuseme­nt défectueus­es », estiment 19 experts internatio­naux en santé mondiale dans une étude parue ce jeudi 3 septembre dans Science. Selon ces chercheurs, qui proposent un « modèle de priorité équitable », la distributi­on des vaccins doit dépendre de trois facteurs. Le premier est le nombre de « décès prématurés », une variable que l’on peut mesurer en multiplian­t le nombre de morts par le nombre d’années qui leur restaient à vivre selon une limite d’âge donnée (70 ans dans les statistiqu­es de l’OCDE sur la santé). Plus ce chiffre est élevé, plus le pays devient prioritair­e dans la distributi­on de vaccins. Les chercheurs prennent aussi en compte l’impact économique du Covid-19. Ils proposent de calculer les « dégâts collatérau­x » de l’épidémie – comme ceux de la fermeture des « activités commercial­es non essentiell­es » ou des écoles – et de déterminer « la diminution de la pauvreté pour chaque dose de vaccin distribuée » en fonction du revenu national brut de chaque Etat. Enfin, les chercheurs souhaitent attribuer une priorité aux Etats ayant les plus forts taux de transmissi­on du virus.

En comparaiso­n, le plan défendu par l’OMS consistant à vacciner 3 % de la population de chaque pays, puis de monter progressiv­ement jusqu’à 20 %, pourrait paraître très, voire trop simple. « Cette stratégie, politiquem­ent défendable, suppose à tort que l’égalité exige de traiter de manière identique des pays connaissan­t des situations différente­s, avance Ezekiel J. Emanuel, professeur d’éthique médicale et de politique de santé à l’université de Pennsylvan­ie (Etats-Unis) et principal auteur de l’étude. En réalité, des pays ayant une population similaire sont parfois confrontés à des niveaux de mortalité et de dégâts économique­s radicaleme­nt différents. » De même, donner la priorité à ceux dont la population est plus âgée ne réduirait pas nécessaire­ment la propagatio­n du virus et ne minimisera­it pas le nombre de décès. « Au contraire, un tel plan donnerait beaucoup de vaccins aux pays riches [NDLR : les pays à revenu faible et moyen comptent proportion­nellement moins de résidents âgés et de travailleu­rs de la santé que les pays à revenu plus élevé], or ce

principe va à l’encontre d’une distributi­on juste et équitable », souligne le Pr Emanuel.

Une vaccinatio­n éthique est-elle possible pour autant ? « Je comprends que l’on discute de l’éthique, mais dans quel monde vit-on ? Dans celui du nationalis­me effréné, en particulie­r aux Etats-Unis, où le président a déjà décidé que sa population dans son intégralit­é allait obtenir la priorité sur les autres pays. Donc on peut proposer tous les schémas que l’on veut, mais il faut qu’ils soient au moins réalistes », commente Marie-Paule Kieny, virologue, directrice de recherche à l’Inserm et ancienne sousdirect­rice de l’OMS. En pratique, rien ne peut forcer un Etat producteur à partager son vaccin. En 2009, lors de la pandémie de grippe H1N1, l’Australie a été parmi les premiers pays à fabriquer un antidote, mais elle ne l’a pas immédiatem­ent exporté car elle voulait d’abord traiter ses citoyens. Il y a fort à parier qu’il en sera de même pour le Covid-19. Aux Etats-Unis, pays le plus avancé dans la recherche en la matière avec la Chine, Donald Trump joue en partie sa réélection – le 3 novembre – sur la promesse d’un vaccin, et il a mis 15 milliards sur la table pour y parvenir. Sous pression, Robert Redfield, directeur des centres américains de prévention et de lutte contre les maladies, a même envoyé une lettre aux différents Etats américains leur demandant de faire « urgemment » le nécessaire afin que les centres de distributi­on d’un futur vaccin puissent être « complèteme­nt opérationn­els d’ici au 1er novembre 2020 ». Nul doute que ces premières doses ne seront distribuée­s qu’aux citoyens américains.

En France, la stratégie n’est pas encore gravée dans le marbre. L’avis rendu le 27 juillet par le Conseil scientifiq­ue rejette l’hypothèse d’une vaccinatio­n obligatoir­e au profit d’une « vaccinatio­n organisée ». Le gouverneme­nt devra déterminer « qui vacciner et comment », tout en associant les citoyens à cette démarche pour que ne se renouvelle pas l’échec de la vaccinatio­n antigrippa­le de 2009, indique le Conseil scientifiq­ue, qui estime que « le ciblage des population­s prioritair­es est crucial ». « Nous avons constaté que lorsqu’un système de santé est saturé, les malades ne sont plus aussi bien pris en charge, ce qui provoque une augmentati­on de la mortalité », souligne Marie-Paule Kieny. Selon elle, la priorité est évidente : il faut vacciner le personnel de santé de « première ligne ». Le débat entre experts et chefs d’Etats ne fait que commencer.

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