« La plupart des gens sont des gens bien »
Vous passez pour un naïf parce que vous croyez en la bonté de l’homme? Les scientifiques vous donnent raison, explique l’épatant essayiste néerlandais Rutger Bregman.
En psychologie sociale, on appelle cela « la théorie de la couche de vernis ». Il suffirait de gratter un peu la surface civilisée de l’humanité pour découvrir toute la brutalité et la noirceur dont notre espèce est capable. Et en conclure, comme Hobbes ou certains commentateurs de l’actualité d’aujourd’hui, que « l’homme est un loup pour l’homme ». Rutger Bregman, lui, se range résolument du côté de Rousseau. Non qu’il ait une affinité particulière avec le philosophe français moqué depuis des siècles pour son ingénuité. Mais ce jeune essayiste, star montante de la pensée néerlandaise, sait ce que la science moderne dit de notre espèce. Et cette histoire n’a rien à voir avec celle que des millénaires de pessimisme occidental nous ont enseignée. Dans Humanité. Une histoire optimiste (Seuil), l’historien de 32 ans livre une synthèse époustouflante des derniers savoirs – et rétablit au passage la vérité sur les grandes expériences du xxe siècle utilisées comme pièces à charge. Entretien avec l’un des auteurs les plus enthousiasmants d’une époque si portée à voir le mal partout.
Pourquoi avoir mené l’enquête sur une question philosophique aussi insoluble que celle consistant à savoir si l’homme est bon ou mauvais par nature ?
Rutger Bregman Je me suis aperçu que de nombreux scientifiques provenant de disciplines aussi variées que l’anthropologie, la psychologie, la biologie, la sociologie convergeaient de plus en plus vers une vision optimiste de la nature humaine ; mais ils étaient si spécialisés qu’ils ne remarquaient pas ce qui se passait dans les domaines voisins du leur. J’ai voulu donner une vue d’ensemble et relier les points entre eux.
Il y a dans la préhistoire un « avant » et un « après » l’invention de l’agriculture. Comment sait-on qu’à l’époque des chasseurs-cueilleurs, sapiens était sociable et pacifique ? Pendant des milliers d’années, nous avons parcouru la Terre en évitant de nous faire la guerre. Des conflits surgissaient, bien sûr, mais les chasseurs-cueilleurs les réglaient par la discussion. Lorsque l’un d’eux voulait prendre l’ascendant, il était vite remis à sa place. La délibération et la prise de décision collective étaient la norme. Avec l’invention de l’agriculture et le passage à la sédentarisation, il y a dix mille ans, sapiens a pu cultiver la terre, amasser des biens propres. Il a découvert la propriété privée. Les populations ont augmenté, les inégalités et les conflits aussi. Les tribus ont commencé à forger des alliances pour se défendre contre les autres tribus. Et les guerres ont fait leur apparition.
Vous n’êtes donc pas d’accord avec le psychologue Steven Pinker, pour qui la civilisation nous a rendus moins « mauvais » ? Dans son best-seller, La Part d’ange en nous (Les Arènes), il évoque des fouilles sur 21 sites archéologiques, dans lesquelles sont apparus des squelettes porteurs de traces de mort violente pour 15 % d’entre eux.
Steven Pinker, qui a fait un travail remarquable, ne remonte pas assez loin dans le temps. Il évoque des études qui portent sur des cultures hybrides, à un moment où les chasseurs-cueilleurs avaient déjà expérimenté la sédentarité. L’anthropologie moderne, avec notamment les travaux de Douglas P. Fry, montre que dans une communauté sans agriculture ni chevaux, la guerre était très rare. En cas de conflit, si la discussion ne menait à rien, le groupe préférait plier bagage pour s’installer dans une autre vallée. Les hiérarchies rigides et le patriarcat sont des phénomènes relativement récents, datant des 15 000 dernières années.
Mais il n’est pas impossible que de nouvelles découvertes nous conduisent à réviser cette lecture optimiste…
Bien sûr. La science ne s’arrête jamais et il n’est pas facile de savoir précisément comment vivaient nos ancêtres. Mais mon livre ne s’appuie pas sur des spéculations. Nous disposons d’une énorme quantité de preuves fascinantes. Ce que nous appelons « civilisation » a été, en fait, un énorme désastre pendant la plus grande partie de notre histoire. Elle nous a apporté les guerres, l’esclavage, les maladies infectieuses et les longues heures de travail. Ce n’est que très récemment que les choses se sont un peu améliorées, sur le front de la pauvreté et de la mortalité infantile, notamment. La question maintenant est de savoir si cette civilisation-là est durable.
Rousseau avait-il donc raison contre Hobbes ?
L’une des théories les plus intéressantes en biologie de nos jours explique que nous, les humains, sommes des singes domestiqués – tout comme les vaches et les porcs. Les biologistes savent depuis longtemps que les espèces domestiquées ont certains traits en commun, comme le fait d’avoir des os plus fins et un cerveau plus petit. Plus important encore : les espèces domestiquées ont un aspect un peu plus enfantin, plus « chiot », que leurs ancêtres sauvages. C’est exactement ce que l’on constate avec les humains, si l’on compare leurs squelettes d’il y a cinquante, quarante, trente, vingt et dix mille ans avec les nôtres. Les biologistes parlent même de « survie des plus amicaux », ce qui signifie que, pendant des millénaires, ce sont les plus sociables d’entre nous qui ont eu le plus d’enfants et le plus de chances de transmettre leurs gènes à la génération suivante. Le biologiste russe Dmitri Belyaev l’a mesuré en premier à partir des années 1950. Parmi un groupe de renards argentés – des animaux extrêmement agressifs –, il a sélectionné les plus dociles et sociables. A la quatrième génération, un individu a frétillé de la queue. Les renards se sont mis à aboyer comme des chiens et à prendre
une apparence plus « juvénile ». La gentillesse l’a emporté sur l’agressivité. Les chercheurs ont découvert ensuite que ces animaux domestiqués obtenaient même de meilleurs résultats aux tests d’intelligence. C’est également ce qui s’est passé dans l’évolution de notre espèce. Nous sommes nés pour apprendre les uns des autres et pour nouer des liens.
Comment expliquer, alors, les atrocités dont l’humanité est capable ? Les guerres, les génocides ?
De très nombreux travaux montrent que les soldats répugnent à tirer sur leurs adversaires. Non parce qu’ils ont peur, ou parce qu’ils sont incompétents, mais parce qu’il existe une vraie résistance intérieure et inconsciente à le faire lorsque la personne sur laquelle vous devez tirer est près de vous. Plus de la moitié des vétérans de la Seconde Guerre mondiale ont révélé qu’ils n’avaient tué personne ; 75 % des morts lors du conflit l’ont été par mortier, grenade ou bombe. Quant aux soldats allemands, la haine des juifs et la pureté idéologique ont joué un rôle secondaire chez la plupart d’entre eux. Ce qui l’emportait, comme l’ont bien montré les historiens en épluchant 15 000 pages rédigées par les services secrets américains, c’était la solidarité et l’esprit de camaraderie. Dans les guerres, on se bat d’abord pour les copains.
Certains auront du mal à vous suivre, comme ceux qui se désespèrent de la persistance du racisme, par exemple… Vivre au contact des autres est pourtant le meilleur remède contre la haine, le racisme et les préjugés. Peu de découvertes en sciences sociales sont étayées par autant de preuves. Le contact engendre plus de confiance, plus de solidarité et plus de gentillesse mutuelle. Il vous aide à voir le monde à travers les yeux des autres. De surcroît, il vous change en tant que personne, car les gens ayant un groupe d’amis diversifié sont plus tolérants envers les étrangers.
En vous lisant, on découvre que bon nombre des scientifiques à l’origine d’études psychosociales passées à la postérité comme les preuves « ultimes » de la nature « hobbesienne » de l’homme ont en fait biaisé leurs recherches ou déformé leurs conclusions. Comment l’expliquez-vous ?
L’orgueil, le contexte culturel, le rôle des médias, la corruption du pouvoir – tout cela a probablement joué un rôle. Le genre peut également peser – beaucoup de nouvelles découvertes sont le fait de femmes scientifiques. La diversification de la science nous a aidés à avoir une vision plus réaliste de ce que nous sommes en tant qu’espèce. La plupart des gens sont des gens bien.
Pourquoi résistons-nous autant à voir l’homme sous un jour plus flatteur ?
Il y a plusieurs explications à cela. Les informations, diffusées en masse aujourd’hui, ne sont pas bonnes pour nous parce qu’elles portent la plupart du temps sur des aspects négatifs – je fais la distinction avec le journalisme constructif qui, lui, aide à comprendre le monde. Cette avalanche de nouvelles angoissantes peut nous rendre anxieux, cyniques et déprimés. Les psychologues appellentcephénomènele«syndromedumonde méchant ». Par ailleurs, notre mémoire retient davantage le « mauvais » que le « bon ». Ce biais de négativité est un reste de l’évolution : un chasseur-cueilleur avait intérêt à avoir peur d’une araignée ou d’un serpent. Mais, aujourd’hui, notre propension à la négativité peut nous égarer. On ne voit pas « la banalité du bien ».
« Pendant des millénaires, ce sont les plus sociables d’entre nous qui ont eu le plus d’enfants et le plus de chances de transmettre leurs gènes à la génération suivante »
Le problème, rappelez-vous, c’est qu’à force de croire à nos projections, elles finissent par devenir des réalités…
Oui, c’est l’effet placebo inversé. Vous pensez que telle banque va faire faillite, alors vous retirez tout votre argent. Les autres clients font pareil. Et l’établissement en arrive à bel et bien fermer. Il y a aussi une explication culturelle : de Thucydide à saint Augustin, de Machiavel à Freud ou Nietzsche, la culture occidentale a été imprégnée de l’idée que l’humain ne pensait qu’à son intérêt. Si les gens ne peuvent pas se faire confiance, alors ils ont besoin d’un roi, d’un président ou d’un PDG puissant. Croire à la bonté de l’homme, parier sur l’humain pour réorganiser la société est un défi politique.