Comment nous sommes devenus si obsédés par la race, le genre ou les identités
Helen Pluckrose et James Lindsay analysent les dérives idéologiques des études postcoloniales, ou de genre, passées des campus à la société.
En 2018, Helen Pluckrose et James Lindsay cosignaient un retentissant canular. Pour illustrer les dérives idéologiques de nouveaux champs académiques en vogue – études de genre, théorie queer, théorie critique de la race, etc. –, ces chercheurs avaient envoyé 20 articles absurdes à des revues de sciences humaines. On y retrouvait une analyse de la culture du viol dans les parcs à chiens, un plagiat de Mein Kampf dans lequel le mot « juif » était simplement remplacé par « blanc » ou une enquête sur l’impact du godemiché anal sur la transphobie chez les hommes hétérosexuels… Au moment où le Wall Street Journal révélait la supercherie, quatre de ces « études » avaient déjà été publiées, et trois autres étaient validées par des pairs. Après la blague, place aujourd’hui au sérieux. Dans le passionnant Cynical Theories (Pitchstone Publishing) qui vient de paraître en anglais, Helen Pluckrose, rédactrice en chef du magazine Aero, et James Lindsay, mathématicien de formation, tentent de comprendre comment nous sommes devenus à ce point obsédés par la race, le genre ou l’identité.
Tout a commencé sur les campus dans les années 1960-1970 avec la « French Theory » de Michel Foucault, Jacques Derrida ou Jean-François Lyotard. En pleine désillusion à gauche par rapport au marxisme comme à la modernité, ce courant radical a rejeté toute notion de savoir objectif et de vérité universelle. La connaissance ne serait qu’une construction sociale, et les sociétés, les institutions ou les langages ne peuvent être considérés que comme oppressifs. Le ver postmoderniste était introduit dans le fruit universitaire. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, ce courant nihiliste a muté et s’est divisé en plusieurs branches plus militantes pour déconstruire les injustices sociales. Les études postcoloniales considèrent la science et les Lumières comme des ruses pour promouvoir les valeurs occidentales. Il faut tout décoloniser, de la littérature aux cheveux. La théorie queer nie les origines biologiques non seulement du genre, mais aussi du sexe et de la sexualité. Hommes et femmes, hétérosexuels et homosexuels ne sont que des catégories construites par les discours dominants pour préserver des normes.
Quant à la théorie critique de la race, elle fait preuve d’une vision profondément religieuse : comme le péché chez les chrétiens, le racisme y est omniprésent et éternel. Même le fait de ne pas considérer les gens en fonction de leur race devient raciste. Comme l’assure par exemple Barbara Appelbaum dans Being White, Being Good (Lexington Books, 2010), tous les Blancs sont activement complices du racisme, et seule la confession de ces privilèges permet d’y remédier. C’est ainsi, expliquent Pluckrose et Lindsay, que nous sommes entrés dans une société de castes identitaires où l’on est soit membre d’un groupe marginalisé, soit assigné à un groupe privilégié en fonction des différentes thématiques de genre, de race ou de sexualité. Dans cette folle logique, Peter Tatchell, figure des droits de l’homme notamment investi contre l’apartheid, s’est retrouvé accusé de racisme pour avoir critiqué des rappeurs noirs appelant à tuer des homosexuels.
Alors que ces théories jargonneuses ont longtemps été cantonnées aux microcosmes des universités d’élite, les termes « suprématie blanche » ou « cisnormativité » ont contaminé la société dans les années 2010. Selon Pluckrose et Lindsay, « l’évangile » des activistes pour la justice sociale – aujourd’hui désignés par le terme « the Wokes » (« les éveillés ») – est devenu incontournable. Et les excommunications, brutales, se multiplient. Ingénieur chez Google, James Damore a été licencié pour avoir écrit, dans une note en interne, que les différences de genres existent alors qu’il cherchait justement à trouver une solution à l’inégalité entre hommes et femmes dans son secteur. Même Martina Navratilova, pionnière LGBT dans le tennis, a été étrillée pour avoir rappelé qu’il n’était sportivement pas équitable que des femmes trans puissent participer aux mêmes compétitions que les femmes cisgenres.
En conclusion de leur essai, Pluckrose et Lindsay livrent un vibrant plaidoyer pour le libéralisme, la raison et la science, piliers des démocraties occidentales depuis l’époque des Lumières. Or ces théories postmodernes sont en confrontation totale avec cette vision, qui considère les connaissances comme un moyen de concevoir la réalité de manière objective, tandis que ces théories n’y voient que des subterfuges pour maintenir des privilèges. Le libéralisme valorise les individus et l’universalisme, là où ces théories ne jurent que par les groupes identitaires. Le libéralisme met l’accent sur la dignité, ces théories se focalisent sur les victimes. Le libéralisme croit au progrès, ces théories sont profondément pessimistes. Le libéralisme repose sur le débat d’idées et la confrontation, ces théories ne réfléchissent qu’en termes d’expériences subjectives qu’on ne peut pas partager en fonction de son identité. A un moment donné, il sera nécessaire de choisir…
Alors que ces théories jargonneuses ont longtemps été cantonnées aux microcosmes des universités d’élite, les termes « suprématie blanche » ou « cisnormativité » ont contaminé la société dans les années 2010
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