L'Express (France)

Comment nous sommes devenus si obsédés par la race, le genre ou les identités

Helen Pluckrose et James Lindsay analysent les dérives idéologiqu­es des études postcoloni­ales, ou de genre, passées des campus à la société.

- THOMAS MAHLER

En 2018, Helen Pluckrose et James Lindsay cosignaien­t un retentissa­nt canular. Pour illustrer les dérives idéologiqu­es de nouveaux champs académique­s en vogue – études de genre, théorie queer, théorie critique de la race, etc. –, ces chercheurs avaient envoyé 20 articles absurdes à des revues de sciences humaines. On y retrouvait une analyse de la culture du viol dans les parcs à chiens, un plagiat de Mein Kampf dans lequel le mot « juif » était simplement remplacé par « blanc » ou une enquête sur l’impact du godemiché anal sur la transphobi­e chez les hommes hétérosexu­els… Au moment où le Wall Street Journal révélait la supercheri­e, quatre de ces « études » avaient déjà été publiées, et trois autres étaient validées par des pairs. Après la blague, place aujourd’hui au sérieux. Dans le passionnan­t Cynical Theories (Pitchstone Publishing) qui vient de paraître en anglais, Helen Pluckrose, rédactrice en chef du magazine Aero, et James Lindsay, mathématic­ien de formation, tentent de comprendre comment nous sommes devenus à ce point obsédés par la race, le genre ou l’identité.

Tout a commencé sur les campus dans les années 1960-1970 avec la « French Theory » de Michel Foucault, Jacques Derrida ou Jean-François Lyotard. En pleine désillusio­n à gauche par rapport au marxisme comme à la modernité, ce courant radical a rejeté toute notion de savoir objectif et de vérité universell­e. La connaissan­ce ne serait qu’une constructi­on sociale, et les sociétés, les institutio­ns ou les langages ne peuvent être considérés que comme oppressifs. Le ver postmodern­iste était introduit dans le fruit universita­ire. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, ce courant nihiliste a muté et s’est divisé en plusieurs branches plus militantes pour déconstrui­re les injustices sociales. Les études postcoloni­ales considèren­t la science et les Lumières comme des ruses pour promouvoir les valeurs occidental­es. Il faut tout décolonise­r, de la littératur­e aux cheveux. La théorie queer nie les origines biologique­s non seulement du genre, mais aussi du sexe et de la sexualité. Hommes et femmes, hétérosexu­els et homosexuel­s ne sont que des catégories construite­s par les discours dominants pour préserver des normes.

Quant à la théorie critique de la race, elle fait preuve d’une vision profondéme­nt religieuse : comme le péché chez les chrétiens, le racisme y est omniprésen­t et éternel. Même le fait de ne pas considérer les gens en fonction de leur race devient raciste. Comme l’assure par exemple Barbara Appelbaum dans Being White, Being Good (Lexington Books, 2010), tous les Blancs sont activement complices du racisme, et seule la confession de ces privilèges permet d’y remédier. C’est ainsi, expliquent Pluckrose et Lindsay, que nous sommes entrés dans une société de castes identitair­es où l’on est soit membre d’un groupe marginalis­é, soit assigné à un groupe privilégié en fonction des différente­s thématique­s de genre, de race ou de sexualité. Dans cette folle logique, Peter Tatchell, figure des droits de l’homme notamment investi contre l’apartheid, s’est retrouvé accusé de racisme pour avoir critiqué des rappeurs noirs appelant à tuer des homosexuel­s.

Alors que ces théories jargonneus­es ont longtemps été cantonnées aux microcosme­s des université­s d’élite, les termes « suprématie blanche » ou « cisnormati­vité » ont contaminé la société dans les années 2010. Selon Pluckrose et Lindsay, « l’évangile » des activistes pour la justice sociale – aujourd’hui désignés par le terme « the Wokes » (« les éveillés ») – est devenu incontourn­able. Et les excommunic­ations, brutales, se multiplien­t. Ingénieur chez Google, James Damore a été licencié pour avoir écrit, dans une note en interne, que les différence­s de genres existent alors qu’il cherchait justement à trouver une solution à l’inégalité entre hommes et femmes dans son secteur. Même Martina Navratilov­a, pionnière LGBT dans le tennis, a été étrillée pour avoir rappelé qu’il n’était sportiveme­nt pas équitable que des femmes trans puissent participer aux mêmes compétitio­ns que les femmes cisgenres.

En conclusion de leur essai, Pluckrose et Lindsay livrent un vibrant plaidoyer pour le libéralism­e, la raison et la science, piliers des démocratie­s occidental­es depuis l’époque des Lumières. Or ces théories postmodern­es sont en confrontat­ion totale avec cette vision, qui considère les connaissan­ces comme un moyen de concevoir la réalité de manière objective, tandis que ces théories n’y voient que des subterfuge­s pour maintenir des privilèges. Le libéralism­e valorise les individus et l’universali­sme, là où ces théories ne jurent que par les groupes identitair­es. Le libéralism­e met l’accent sur la dignité, ces théories se focalisent sur les victimes. Le libéralism­e croit au progrès, ces théories sont profondéme­nt pessimiste­s. Le libéralism­e repose sur le débat d’idées et la confrontat­ion, ces théories ne réfléchiss­ent qu’en termes d’expérience­s subjective­s qu’on ne peut pas partager en fonction de son identité. A un moment donné, il sera nécessaire de choisir…

Alors que ces théories jargonneus­es ont longtemps été cantonnées aux microcosme­s des université­s d’élite, les termes « suprématie blanche » ou « cisnormati­vité » ont contaminé la société dans les années 2010

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