Roy Cohn, l’âme damnée de Trump
Pour mieux cerner le président américain, tournez-vous vers… son mentor, un avocat mort du sida en 1986, personnalité sans scrupules dont le journaliste Philippe Corbé brosse le portrait.
sI VOUS AVEZ BESOIN d’être vicieux contre un adversaire, engagez Roy », disait jadis Donald Trump. Si vous avez besoin de mieux comprendre ce dernier, lisez Roy Cohn. L’avocat du diable (Grasset), livre que le journaliste Philippe Corbé, correspondant de RTL aux Etats-Unis, consacre à cet avocat croque-mitaine, qui fit ses armes dans l’Amérique de McCarthy. Pendant plus d’une décennie, Cohn, l’homme de loi qui ne connaissait que la sienne, fut le conseil mais surtout le mentor d’un jeune homme dont il avait été vite repéré le potentiel : « Donald […] veut juste être le plus gagnant de tous, disait-il. Il est la personne la plus proche du génie que j’aie rencontrée dans ma vie. »
L’attelage se met en place au début des années 1970. Le conquistador en herbe est le fils de Fred Trump, un bâtisseur d’immeubles à loyers modestes dans le Queens, à New York, que le ministère de la Justice soupçonne de pratiques discriminatoires à l’égard des Noirs. L’héritier aborde Cohn au fameux Studio 54, le club d’Andy Warhol, où l’avocat – férocement antigays à la ville mais homo échevelé dans le privé – consume ses nuits. Roy Cohn a déjà une solide réputation de rapace : c’est lui qui, à force d’entêtement roué, a mené Ethel Rosenberg à la chaise électrique en arrachant à son frère un faux témoignage pour espionnage au profit de l’Union soviétique ; lui qui a secondé, avec la dernière énergie, McCarthy dans son inquisition antirouges. Lui, le conseil des mafieux et le familier des Reagan, qui roule carrosse à crédit tout en se vantant de ne pas payer ses impôts. Lui, le petit juif à la gueule balafrée pourri gâté par maman, qui toute sa vie emploiera son talent à duper et mentir. Jusqu’à finir radié du barreau.
Roy Cohn accepte d’aider Fred Trump et prend son fils Donald sous son aile. A raison de dizaines de coups de fil quotidiens, de dîners et de fêtes d’anniversaires complices, il lui rabâche les commandements de sa morale cuisinée maison : « Nie. Bluffe. Brutalise. Transgresse. Le vice est plus rentable que la vertu, la loyauté que l’honnêteté, l’instinct que la sagesse. » Il lui permet de prendre son envol dans l’immobilier en négociant pour lui un abattement fiscal auprès de la mairie de New York, grâce auquel
Trump peut se payer le
Commodore Hotel, bijou datant de 1919. Via l’un de ses affidés, il lui décroche aussi l’autorisation d’acquérir le grand magasin
Bonwit Teller, merveille
Arts déco, dont le futur président détruira les
26 étages pour bâtir sa
L’avocat rabâche au jeune Donald les commandements de sa morale maison : « Nie. Bluffe. Brutalise. Transgresse. Le vice est plus rentable que la vertu, la loyauté que l’honnêteté, l’instinct que la sagesse »
Trump Tower, après avoir assuré qu’il confierait les vestiges architecturaux au Metropolitan Museum. Qui les attend toujours.
L’avocat ouvre à son protégé son impressionnant carnet d’adresses ; ruse auprès du magazine Forbes pour le faire figurer dans le palmarès des plus grandes fortunes américaines. L’oriente vers la politique en lui soufflant, en interview, des analyses sur la menace soviétique, sur les négociations commerciales avec le Japon, sur le destin de l’Amérique. Pendant ce temps-là, sa propre réputation tourne à la légende noire, et il jubile. « Plus vous dites qu’il est un connard sans pitié, plus ça l’aide », se réjouit son associé Stanley Friedman dans le mensuel Esquire, qui surnomme Cohn « le bourreau du droit ». Donald suit les conseils de son pygmalion avec zèle. « Vous savez qui veut que je fasse ça ? lance-t-il avec le sourire à une journaliste du Washington Post qu’il gratifie de ses réflexions géostratégiques. Roy… »
Preuve est faite, avec ce récit biographique éclairant la jeunesse du président américain , que l’entrée du magnat en politique doit bien davantage à l’opportunisme qu’aux convictions. Ce que les « faucons » de l’alt-right américaine n’ont pas manqué de comprendre depuis, à leurs dépens. Elle s’est opérée dans la chaleur trouble d’un compagnonnage dont le même Trump refroidira nettement l’ardeur lorsque Cohn, l’homophobe impitoyable, terminera sa longue carrière en pestiféré, miné par le sida. En apprenant la maladie de son conseiller, le magnat s’en détache. Roy Cohn ne lui a-t-il pas enseigné que « la cruauté n’est pas accidentelle », qu’elle est « l’intention » ? Il donnera malgré tout un dernier dîner en son honneur, le gratifiant d’un lapidaire : « Je voudrais remercier Roy », coupe levée devant ses hôtes.
Peu avant son arrivée à la Maison-Blanche, raconte Philippe Corbé en conclusion de ce récit haletant, lors d’autres agapes dans sa villa de Palm Beach, Trump s’est souvenu de l’épisode. En déplorant la fortune qu’il lui en coûta, le lendemain, pour désinfecter « la vaisselle et l’argenterie ».
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