L'Express (France)

Pourquoi il faut (re)découvrir cette biographie de Rimbaud

La collection Bouquins a l’excellente idée de rééditer la monumental­e biographie de l’auteur d’Une signée Jean-Jacques Lefrère. Elle reste inégalée à ce jour.

- PAR JEAN-JACQUES LEFRÈRE, PRÉFACE DE FRÉDÉRIC MARTEL. BOUQUINS/ROBERT LAFFONT, 1328 P., 32 €. PAR DAVID LE BAILLY. L’ICONOCLAST­E, 372 P., 19 €. JÉRÔME DUPUIS

Cest un événement. Vingt ans après sa publicatio­n chez Fayard, en 2001, la collection Bouquins réédite la monumental­e biographie de Rimbaud signée Jean-Jacques Lefrère. Porté par un bouche-à-oreille entre initiés, ce pavé de 1 200 pages a enchanté les jours et les nuits de milliers de lecteurs, devenant une sorte de « long-seller » littéraire. Lire « le » Rimbaud de Lefrère, c’est s’offrir quelques semaines d’une aventure unique en son genre. Bernard Pivot avait bien résumé les choses à l’époque : « Où Jean-Jacques Lefrère passe, les biographie­s ne repoussent pas. »

Le secret de cette biographie ? L’alliance de l’exhaustivi­té et de la liberté de ton. Rien n’échappe à la plume de l’auteur, de la turbulente jeunesse carolopoli­taine du poète à ses errements au Harar, en passant par les épisodes agités de Bruxelles et de « Leun’deun » avec le pauvre Verlaine. Au mythe – le génie précoce de 16 ans au regard délavé dont on fait des tee-shirts –, son biographe préfère les faits, qui, comme bien souvent, sont plus romanesque­s encore.

Il fallait cette douce ironie jamais irrévérenc­ieuse pour brosser le portrait total de l’« homme aux semelles de vent ». Lefrère admire le génie poétique de « Rimbe », mais n’omet pas ses côtés plus déplaisant­s – sa manie de saccager les logis prêtés par ses amis, son obsession tardive de l’argent resassée ad nauseam dans les longues lettres à sa famille. Il ne cache ni la dimension homosexuel­le de ses relations tumultueus­es à Verlaine ni la forme de sadisme qu’exerça le plus jeune sur son aîné dans ce « drôle de ménage ». Et quand les milliers de documents ou des témoignage­s ne permettent pas de trancher, Lefrère use du conditionn­el. D’ailleurs, existe-t-il d’autres biographes qui auraient osé placer malicieuse­ment cette citation en exergue du premier chapitre : « Je ne prétends rien, capitaine, j’essaie simplement d’y voir clair » ? Citation tirée de… L’Affaire Tournesol.

Comme le souligne Frédéric Martel, préfacier inspiré de cette réédition, Jean-Jacques Lefrère a bien pris garde de se tenir à distance des guerres picrocholi­nes des universita­ires rimbaldien­s, capables de disserter sur 100 pages à partir d’un seul vers d’Une Saison en enfer. Il s’est prudemment tenu à côté – et même au-dessus – de cette secte d’exégètes. Dans sa biographie, les précisions techniques et le destin des manuscrits de Rimbaud – un fabuleux roman en soi ! – sont relégués dans de savoureuse­s notes en fin de volume.

Sans doute cette liberté de ton tient-elle à la personnali­té atypique de Jean-Jacques Lefrère, prématurém­ent disparu en 2015. Ce médecin, qui arborait une barbe à la Zola, était un hématologu­e reconnu – à sa mort, il dirigeait l’Institut national de transfusio­n sanguine. Très jeune, le Tarbais, qui avait gardé une pointe d’accent de ses Pyrénées natales, a frappé un grand coup : dans un grenier de Bigorre, il déniche la seule photograph­ie connue à ce jour de Lautréamon­t, l’auteur mystérieux des Chants de Maldoror. Passionné d’iconograph­ie, il sera plus tard en pointe dans le débat enfiévré qui suit la publicatio­n par L’Express, en 2010, d’un cliché inédit de Rimbaud à Aden. Adoubé par l’éminence des lettres Pascal Pia, notre médecin biographe multiplie dès lors les publicatio­ns – biographie­s de Lautréamon­t et Laforgue, nuée de livres consacrés à Rimbaud, dont une fascinante Correspond­ance posthume, et même un ouvrage iconograph­ique sur Che Guevara. Chaque fois, son érudition joyeuse fait merveille. Mais, aux yeux de beaucoup, sa biographie de Rimbaud reste son chef-d’oeuvre.

Après Lefrère, le frère. Hasard éditorial, paraît également ces jours-ci une biographie de Frédéric Rimbaud, l’aîné du poète. On la doit à David Le Bailly, déjà auteur d’un livre consacré à Anne Pingeot. Résumons le tableau : face au génie Arthur, Frédéric a toujours été considéré comme le cancre, le rustre, l’alcoolique, le cocher, l’oublié, le renié. Au fond, c’est une forme de réhabilita­tion de l’aîné que propose Le Bailly.

Conducteur de calèche dans ses Ardennes natales, Frédéric Rimbaud a mené une vie plutôt triste. Surtout, on découvre qu’il fut en butte à l’intransige­ance corsetée de la mère des deux garçons. Campée sur son prétendu rang social, Mme Rimbaud empêche par voie de justice le mariage de Frédéric avec une fille de « basse extraction ». Des procédures qui vont miner la vie de son fils, tandis que les premiers échos de la gloire d’Arthur commencent à se faire jour. On fait tout pour cacher ce frère indigne aux premiers admirateur­s du poète venus en pèlerinage à Charlevill­e. Bref, la vie de l’« autre Rimbaud » ressemble à un roman de Zola. Et fait un agréable « companion book » à la biographie de Lefrère, auquel Le Bailly rend d’ailleurs abondammen­t hommage.

ARTHUR RIMBAUD, BIOGRAPHIE

L’AUTRE RIMBAUD

 ??  ?? Le poète, photograph­ié en 1871.
Le poète, photograph­ié en 1871.

Newspapers in French

Newspapers from France