Pourquoi il faut (re)découvrir cette biographie de Rimbaud
La collection Bouquins a l’excellente idée de rééditer la monumentale biographie de l’auteur d’Une signée Jean-Jacques Lefrère. Elle reste inégalée à ce jour.
Cest un événement. Vingt ans après sa publication chez Fayard, en 2001, la collection Bouquins réédite la monumentale biographie de Rimbaud signée Jean-Jacques Lefrère. Porté par un bouche-à-oreille entre initiés, ce pavé de 1 200 pages a enchanté les jours et les nuits de milliers de lecteurs, devenant une sorte de « long-seller » littéraire. Lire « le » Rimbaud de Lefrère, c’est s’offrir quelques semaines d’une aventure unique en son genre. Bernard Pivot avait bien résumé les choses à l’époque : « Où Jean-Jacques Lefrère passe, les biographies ne repoussent pas. »
Le secret de cette biographie ? L’alliance de l’exhaustivité et de la liberté de ton. Rien n’échappe à la plume de l’auteur, de la turbulente jeunesse carolopolitaine du poète à ses errements au Harar, en passant par les épisodes agités de Bruxelles et de « Leun’deun » avec le pauvre Verlaine. Au mythe – le génie précoce de 16 ans au regard délavé dont on fait des tee-shirts –, son biographe préfère les faits, qui, comme bien souvent, sont plus romanesques encore.
Il fallait cette douce ironie jamais irrévérencieuse pour brosser le portrait total de l’« homme aux semelles de vent ». Lefrère admire le génie poétique de « Rimbe », mais n’omet pas ses côtés plus déplaisants – sa manie de saccager les logis prêtés par ses amis, son obsession tardive de l’argent resassée ad nauseam dans les longues lettres à sa famille. Il ne cache ni la dimension homosexuelle de ses relations tumultueuses à Verlaine ni la forme de sadisme qu’exerça le plus jeune sur son aîné dans ce « drôle de ménage ». Et quand les milliers de documents ou des témoignages ne permettent pas de trancher, Lefrère use du conditionnel. D’ailleurs, existe-t-il d’autres biographes qui auraient osé placer malicieusement cette citation en exergue du premier chapitre : « Je ne prétends rien, capitaine, j’essaie simplement d’y voir clair » ? Citation tirée de… L’Affaire Tournesol.
Comme le souligne Frédéric Martel, préfacier inspiré de cette réédition, Jean-Jacques Lefrère a bien pris garde de se tenir à distance des guerres picrocholines des universitaires rimbaldiens, capables de disserter sur 100 pages à partir d’un seul vers d’Une Saison en enfer. Il s’est prudemment tenu à côté – et même au-dessus – de cette secte d’exégètes. Dans sa biographie, les précisions techniques et le destin des manuscrits de Rimbaud – un fabuleux roman en soi ! – sont relégués dans de savoureuses notes en fin de volume.
Sans doute cette liberté de ton tient-elle à la personnalité atypique de Jean-Jacques Lefrère, prématurément disparu en 2015. Ce médecin, qui arborait une barbe à la Zola, était un hématologue reconnu – à sa mort, il dirigeait l’Institut national de transfusion sanguine. Très jeune, le Tarbais, qui avait gardé une pointe d’accent de ses Pyrénées natales, a frappé un grand coup : dans un grenier de Bigorre, il déniche la seule photographie connue à ce jour de Lautréamont, l’auteur mystérieux des Chants de Maldoror. Passionné d’iconographie, il sera plus tard en pointe dans le débat enfiévré qui suit la publication par L’Express, en 2010, d’un cliché inédit de Rimbaud à Aden. Adoubé par l’éminence des lettres Pascal Pia, notre médecin biographe multiplie dès lors les publications – biographies de Lautréamont et Laforgue, nuée de livres consacrés à Rimbaud, dont une fascinante Correspondance posthume, et même un ouvrage iconographique sur Che Guevara. Chaque fois, son érudition joyeuse fait merveille. Mais, aux yeux de beaucoup, sa biographie de Rimbaud reste son chef-d’oeuvre.
Après Lefrère, le frère. Hasard éditorial, paraît également ces jours-ci une biographie de Frédéric Rimbaud, l’aîné du poète. On la doit à David Le Bailly, déjà auteur d’un livre consacré à Anne Pingeot. Résumons le tableau : face au génie Arthur, Frédéric a toujours été considéré comme le cancre, le rustre, l’alcoolique, le cocher, l’oublié, le renié. Au fond, c’est une forme de réhabilitation de l’aîné que propose Le Bailly.
Conducteur de calèche dans ses Ardennes natales, Frédéric Rimbaud a mené une vie plutôt triste. Surtout, on découvre qu’il fut en butte à l’intransigeance corsetée de la mère des deux garçons. Campée sur son prétendu rang social, Mme Rimbaud empêche par voie de justice le mariage de Frédéric avec une fille de « basse extraction ». Des procédures qui vont miner la vie de son fils, tandis que les premiers échos de la gloire d’Arthur commencent à se faire jour. On fait tout pour cacher ce frère indigne aux premiers admirateurs du poète venus en pèlerinage à Charleville. Bref, la vie de l’« autre Rimbaud » ressemble à un roman de Zola. Et fait un agréable « companion book » à la biographie de Lefrère, auquel Le Bailly rend d’ailleurs abondamment hommage.
ARTHUR RIMBAUD, BIOGRAPHIE
L’AUTRE RIMBAUD