L'Express (France)

Portrait de Churchill en jeune homme

Dans la monumental­e biographie qu’il consacre au mythique Premier ministre, Andrew Roberts montre que son destin s’est joué dans ses années d’apprentiss­age. Et rappelle que le grand chef de guerre était aussi un esthète des plus singuliers.

- LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD PAR ANDREW ROBERTS,

LE VIEUX LION a-t-il toujours été le grand fauve politique que l’on connaît ? Né en 1874 au palais de Blenheim, petit-fils du septième duc de Marlboroug­h, il vient d’un monde à la Downton Abbey. Guère brillant à l’école, le jeune Winston est mésestimé par ses deux parents, qui lui prédisent une vie médiocre, tandis que sa grand-mère voit en lui « un petit bouledogue mal élevé aux cheveux roux ». S’il ne croit pas en la nature divine de Jésus-Christ, il a en revanche moins de doutes quant à son propre destin : il sait qu’il sera un grand personnage, et, effrayé à l’idée de mourir à 45 ans comme son père, il n’a pas une minute à perdre. C’est l’angle de cette nouvelle biographie, signée Andrew Roberts : tout Churchill tient dans sa formation, durant laquelle le jeune homme pressé se donne les moyens de devenir lui-même.

Les chapitres sur ses débuts dans la vie se lisent comme un roman d’aventures. Churchill, qui aimait Joseph Conrad, aurait pu être l’un de ses héros. Très attaché à l’Empire britanniqu­e, auquel il prête une dimension mystique, il commence par sillonner l’Inde en tant qu’officier, matant des escarmouch­es. Il part ensuite pour le Soudan. A 23 ans, « monté sur un poney de polo arabe très maniable », il participe à la bataille d’Omdurman contre l’armée du calife, la dernière charge de cavalerie de grande ampleur de l’histoire de la Grande-Bretagne. Ni une ni deux, il file enfin vers l’Afrique du Sud, où il participe à la guerre des Boers, est emprisonné à Pretoria, et s’évade de façon spectacula­ire. A son retour en Angleterre, il est un héros national.

A seulement 25 ans, Churchill est élu à la Chambre des communes, où il ne tarde pas à ruer dans les brancards, transforma­nt ses interventi­ons en shows, mettant les rieurs de son côté, exaspérant les autres – il a maille à partir avec les suffragett­es, et agace fortement « les vieux pairs qui radotent » et « les brasseurs de bière au nez enflé » de la Chambre des lords. Etranger à l’esprit partisan, il devient vite indispensa­ble à son pays, est nommé pour la première fois ministre à 31 ans – à cet âge-là, il avait déjà eu droit à une première biographie –, et, deux ans plus tard, sa figure de cire entre dans les vitrines permanente­s de Madame Tussauds. Outre son esprit et son culot extraordin­aires, son plaisir aristocrat­ique de déplaire, Churchill se distingue de ses confrères par son aplomb. Les traversées du désert ne lui font pas peur, ainsi qu’il le prouvera après la catastroph­e des Dardanelle­s et des déroutes électorale­s. Surtout, n’étant pas un carriérist­e suivant le sens du vent, il ose se mettre à dos l’establishm­ent. C’est ce qui lui permettra, plus tard, d’affronter Hitler alors que tous les notables penchent pour la voie pacifique. Le Premier ministre décisif de 1940 était en germe dans le fougueux débutant des années 1900.

S’il aurait voulu être Napoléon, Churchill est plus proche de Nabokov. La naissance dans la meilleure noblesse de leur pays, la fidélité à leur épouse, une arrogance qu’excuse un humour ravageur et, bien sûr, la passion des papillons : ils ont beaucoup de points communs, et de nombreuses citations drolatique­s de l’Anglais pourraient être signées du Russe. C’est aussi parce qu’il est un grand artiste que Churchill ne fut pas un homme politique banal. Rappelons que, Prix Nobel de littératur­e en 1953, il a publié ses premiers livres avant d’être élu député. Ecrivain extrêmemen­t productif, il est également peintre, dans une veine postimpres­sionniste mélancoliq­ue. « S’il n’y avait pas la peinture, je ne pourrais pas vivre, je ne pourrais pas supporter le poids des choses », déclarait-il. Ses 540 toiles, qu’il appelle « barbouilla­ges », valent le détour. Grand buveur jamais saoul, pleurant volontiers, toujours très élégant (il porte des sous-vêtements de soie et des chaussons en antilope grise), soucieux de ses plaisirs (cigares, vacances sur la Riviera), Churchill est un gentleman à l’aise dans toutes les situations, des tranchées de la Première Guerre mondiale aux yachts de ses amis, où il lui arrive de pousser la chansonnet­te avec la Callas – l’histoire ne dit pas s’il était un grand ténor.

A la fin de son livre, Roberts révèle une statistiqu­e incroyable : 20 % des jeunes Anglais pensent que Churchill est un personnage de fiction ! Alors quand la légende dépasse la réalité, imprimer la légende ? Non, historien méticuleux s’appuyant sur des documents inédits, Roberts balaie un certain nombre de contre-vérités, notamment celle d’un Churchill dépressif à tendance bipolaire. Nous n’avons pas cité ses bons mots, en voici un : « Je trouve à faire de l’exercice en suivant le cercueil de mes nombreux amis qui en ont fait toute leur vie. » Il finira par monter dans le corbillard en janvier 1965. Un millier de biographie­s ont depuis été écrites sur lui. Celle-ci, sans doute la meilleure, prouve que sa mémoire n’est pas près de s’éteindre.

CHURCHILL

TRAD. DE L’ANGLAIS PAR ANTOINE CAPET.

PERRIN, 1211 P., 29 €.

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un tel foisonneme­nt de détails – et d’illustrati­ons – qu’on ne doute presque plus.

Il s’agit là d’un voyage hors du temps et de l’espace, mais aussi d’un périple dans les méandres de l’esprit. Retrouver son chemin pour s’échapper de Zindan, comme retrouver la raison pour s’échapper de la « cure » du lac Calafquén. Les compagnons « civilisés » du Chili ne sont pas moins déroutants que les habitants « sauvages » du village libyen. Mais, alors qu’avance le récit, le narrateur devient-il de plus en plus fou ou de plus en plus lucide ? Pour ajouter à la confusion, l’auteur ne manque pas de rappeler en préambule qu’il s’inspire de la vie d’un personnage ayant réellement existé, l’historien de l’art allemand Aby Warburg. Sans se départir d’un humour grinçant, Jean-Marie Blas de Roblès offre des scènes peuplées de personnage­s fascinants. Quand l’enfermemen­t se conjugue avec l’évasion, et les meilleures découverte­s se font lorsque l’on accepte de se perdre…

LE DIT DU MISTRAL

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Daudet, Giono, Mistral, Bosco, Pagnol… les références fondent sur Olivier Mak-Bouchard comme le mistral sur les coteaux du Luberon. Il est vrai que ce Provençal humaniste coupe littéralem­ent le souffle avec un premier roman aussi insolite que magique. Oublions la carte postale contempora­ine d’un Luberon très gauche caviar, et optons pour le tableau terrien, avec ses rudes paysans, ses légendes ancestrale­s, sa glaise et son calcaire, de ce petit coin de paradis. Oublions aussi le rationalis­me obtus, et laissons-nous porter par ce récit qui glisse vers le fantastiqu­e du conte et anime la nature des sentiments les plus humains.

Au centre de la fresque, le narrateur, sympathiqu­e fonctionna­ire de l’éducation dans un lycée de L’Isle-sur-la-Sorgue, qu’un voisin du genre taiseux, M. Sécaillat, vient trouver un beau matin pour lui montrer quelques tessons de poterie apparus sur leur terrain mitoyen après un orage. Les voilà tous deux embarqués dans une fouille clandestin­e au long cours. Comme les Shadoks en leur temps, nos archéologu­es en herbe creusent, creusent, jusqu’à débusquer dans les tréfonds le portrait d’une femmecalca­ire à la bouche grande ouverte et une source miraculeus­e – au sens propre, Mme Sécaillat, atteinte d’un Alzheimer galopant, retrouvant peu à peu toute sa tête grâce au breuvage ferrugineu­x. Evidemment, la quête du narrateur, flanqué en permanence de son malicieux chat, surnommé Le Hussard, ne s’arrêtera pas là. A venir, sur sa route, un circaète-télescope, une chèvre d’or, un immense incendie, et même Hannibal et ses éléphants… Et sur celle de l’auteur, parions-le, de nombreux lauriers.

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« Le 26 mai 1828 […], un étrange adolescent, bizarremen­t accoutré, fit son apparition sur la place du Suif à Nuremberg. » Ainsi commence l’un des livres d’histoire les plus troublants, l’un des plus profonds aussi de ces dernières années. L’étrange adolescent s’appelait Kaspar Hauser – nom-poème, nom-météore, devenu pour deux siècles celui d’une obsession européenne, récemment relancée par des analyses ADN infructueu­ses. Etait-il un prince écarté du grandduché de Bade, le bâtard d’un soldat de passage ? Un idiot ? Un imposteur ? La fascinatio­n qu’il suscita avait un terreau favorable : l’intérêt de l’époque pour les enfants sauvages, tel Victor de l’Aveyron, qui interrogea­ient le poids de la nature et de l’éducation sur nos vies. Le rapprochem­ent s’arrête là : propre sur lui, sans doute éduqué dans ses premiers mois, Kaspar ne venait pas des bois mais d’un cachot. Séquestré dès son plus jeune âge dans un lieu obscur, nourri de pain et d’eau avec des chevaux de bois pour tout jouet, il a vécu dans une perpétuell­e nuit – nuit qui le rattrapa vite : cinq ans après sa réappariti­on, il fut assassiné.

Il fallait de l’audace pour rouvrir ce dossier encore teinté de romantisme. Identité du Masque de fer ou destin du fils de Louis XVI, les énigmes du passé ne sont pas censées intéresser les historiens sérieux, en quête d’abord de lois générales, pas d’intrigues familiales. Maître de conférence­s à l’université de Bourgogne, Hervé Mazurel livre pourtant avec Kaspar l’obscur un ouvrage exceptionn­el par sa rigueur et sa puissance d’évocation. Son but n’est pas de résoudre le mystère de Nuremberg, encore moins d’interroger le phénomène devenu légende des siècles, mais de comprendre ce qu’a ressenti Kaspar, cet « enfant de la nuit » qui n’avait pas appris l’usage du monde. Partir à la recherche de ses sensations, de ses peurs. Pour l’enfant de nulle part, le présent bruit de mille signaux mais reste vide de tout symbole. Passé sans transition de la nuit d’un cachot aux lumières de la ville, il lui manque une sensibilit­é qui le protège, garde chaque stimulatio­n d’être une agression. Son seul bien est sa plus grande douleur : un corps sans histoire.

Cela fait trente ans maintenant que l’historiogr­aphie française s’intéresse au vécu et à l’ordinaire des vies ; mais ses héros de prédilecti­on sont sabotiers du Perche ou menuisiers des Hautes-Alpes, pas rejetons de prince, encore moins pures étrangetés. En faisant le portrait sensible et psychique de « l’orphelin de l’Europe », le jeune universita­ire travaille à rebours de ses confrères : il taille dans les grandes généralité­s et le tissu social pour aller au coeur d’une expérience unique, en dégager le noyau dur et noir, au croisement de l’histoire, de l’anthropolo­gie et de la psychologi­e. A partir des archives à la fois nombreuses et lacunaires, il réussit l’enquête impossible : explorer une âme comme une région de notre histoire, qui rappellera­it à chaque pas la mise en garde de Michel de Certeau : « Ce lieu n’est pas sûr. » Situant résolument Kaspar aux confins de la société – interpréta­tion qui pourrait être discutée –, Mazurel conclut son investigat­ion par une belle méditation sur la culture comme incorporat­ion de l’histoire et « arraisonne­ment » de la nature ; ce qui a manqué à Kaspar, condamné à se demander, avec les mots que Verlaine lui prêta : « Qu’est-ce que je fais dans ce monde ? »

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Un prix Nobel en butte à l’establishm­ent.

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