L'Express (France)

Gérard Fromanger, le triomphe de la couleur

Le musée des Beaux-Arts de Caen consacre une rétrospect­ive à l’artiste phare de la figuration narrative, qui continue, à 81 ans, d’accompagne­r de ses silhouette­s en aplats éclatants les convulsion­s de l’époque.

- LETIZIA DANNERY

En juin 1974, invité par le documentar­iste néerlandai­s Joris Evens, Gérard Fromanger se rend en Chine populaire parmi un aréopage d’intellectu­els. Dix ans plus tôt, le général de Gaulle a signé la reconnaiss­ance par la France de l’empire du Milieu ; les voyages sont autorisés. A Hu Xuan, dans le nordouest du pays, le peintre immortalis­e des paysans – encadrés par les responsabl­es communiste­s du cru –, applaudiss­ant les étrangers venus à leur rencontre dans cette province reculée. Du cliché pris à la sauvette, il réalisera un tableau qui reste sans doute son oeuvre la plus célèbre. Divisé en deux parties violemment contrastée­s, le cadre voit la façade de la maison de la culture locale alterner les teintes froides de gris et de noir, tandis que sur la bande horizontal­e inférieure, le groupe humain explose en une gerbe de couleurs éclatantes et distinctes pour « rendre à chacun son individual­ité ».

Ce n’est pas une photograph­ie retouchée, mais bel et bien de la peinture. Comme d’autres créateurs de la figuration narrative, mouvement faussement pop né au début de la décennie 1960, Fromanger utilise le médium photograph­ique en braquant un rétroproje­cteur sur la toile pour peindre en format agrandi l’image d’origine. Un dispositif que son ami Michel Foucault appelle « photo-diapositiv­e-projection­peinture ». L’instantané sert de passage à l’oeuvre et, à la fin, « la peinture doit toujours sortir gagnante ».

Cette démarche, Gérard Fromanger, né en 1939, l’expériment­e dès 1965, avec Le Prince de Hombourg (série Les Pétrifiés), une projection démultipli­ée de l’acteur Gérard Philipe, qui fonde son adhésion à la figuration narrative. Un an après, voilà Le soleil inonde ma toile, un astre jaune dégoulinan­t de peinture fraîche. Il fait ainsi de la couleur son mantra. En mai 1968, elle va trouver son apogée avec Le Rouge, un album d’affiches, dans lesquelles il représente, sur fond de bleu, des manifestan­ts écarlates. Durant ce mois d’émeutes étudiantes, Fromanger peint aussi les drapeaux des nations occidental­es. Le rouge – couleur de la révolution – domine.

Militant ? Engagé ? Son approche tient en deux phrases : « Le monde n’est pas un spectacle ni une représenta­tion. Je suis dans le monde, pas devant le monde. » Il scrute ses contempora­ins, sur la toile des silhouette­s en aplats colorés déambulant dans une artère monochrome, à l’instar de l’emblématiq­ue série Boulevard des Italiens (1971) réalisée à partir des clichés d’Elie Kagan. Là encore, il s’agit de retravaill­er le réel par la couleur pour faire surgir la dimension subjective d’une société contempora­ine en perpétuel mouvement. Au fil des tableaux, le peintre porte un regard critique sur la consommati­on, l’espace urbain, les médias, le statut de l’artiste…

Il consacre également une série à l’amitié, puissant moteur de son travail. On y retrouve, esquissés en teintes chaudes, ceux qui accompagne­nt ses tribulatio­ns artistique­s autant que personnell­es : Prévert, les frères Giacometti, César, Godard, Deleuze, Guattari, July… Mais la mondialisa­tion est en marche. Sur la toile, les révoltés de 68 deviennent, au tournant du troisième millénaire, des passants anonymes, perdus dans les méandres vertigineu­x de la globalisat­ion, comme ceux de Peinture-monde, volet de la série

Le coeur fait ce qu’il veut, où Gérard Fromanger met en scène les drames de son temps, à l’image de ces migrants en perdition sur un canot de fortune.

Au peintre, qui vient de souffler 81 bougies, le musée des Beaux-Arts de Caen consacre une rétrospect­ive à partir du 12 septembre, sous le commissari­at éclairé de Claude Guibert, cinéaste et critique d’art, pour décrypter ses soixante années de création. Les temps ont changé, Internet a conquis une place dévorante, mais Fromanger se frotte à l’époque avec la même intensité chromatiqu­e. Il « aspire » tout ce qui le touche « à la fois émotionnel­lement et intellectu­ellement ».

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En Chine, à Hu-Xian, série Le désir est partout, 1974.
De haut en bas : En Chine, à Hu-Xian, série Le désir est partout, 1974.

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