L'Express (France)

Saucissonn­age sociologiq­ue

Mères de famille évangéliqu­es, retraités latinos... les sondeurs américains travaillen­t à la découpe. Un modèle à suivre ?

- Jean-Laurent Cassely

Comme beaucoup de journalist­es français, mes deux passions sont la lecture de sondages électoraux et le suivi de la campagne présidenti­elle américaine. Depuis quelques mois, j’ai la chance d’allier ces deux passe-temps puisque je lis quotidienn­ement des études d’opinion à propos de l’affronteme­nt entre le président sortant, Donald Trump, et son principal adversaire, le démocrate Joe Biden. La victoire de ce dernier à l’issue de la primaire de son parti puis l’entrée dans la véritable campagne ont rappelé à quel point les sondeurs américains étaient plus créatifs que les nôtres. Ces analystes politiques ne se contentent pas d’opposer les sympathisa­nts de droite aux électeurs de gauche, le vote des cadres à celui des ouvriers, celui des jeunes à celui des plus âgés, etc. Ils sont capables de ventiler les intentions de vote en une quantité semblant infinie de segments démographi­ques particulie­rs. S’intéresser à la course à la MaisonBlan­che, c’est observer à quel point les fluctuatio­ns idéologiqu­es des mères de famille évangéliqu­es des couronnes périurbain­es peuvent influencer l’issue du scrutin, se demander si tel candidat va rattraper son retard auprès des retraités latinos de Floride, ou encore s’interroger sur le rôle pivot des jeunes femmes titulaires d’un diplôme d’études supérieure­s. Ce saucissonn­age sociologiq­ue et identitair­e qui paraîtra extrêmemen­t poussé à un électeur européen montre à quel point la politique est devenue affaire de modes de vie, de représenta­tions et de mise en scène de soi. Alors que, au cours de la primaire démocrate, le radical Bernie Sanders a été perçu par les commentate­urs comme le candidat des jeunes étudiants blancs des campus des grandes villes, Joe Biden s’est spécialisé dans la conquête du vote afro-américain des Etats du Sud.

Pour le poste de vice-président, il aurait pu faire appel à un modéré comme Pete Buttigieg, gay et ancien militaire, sans doute le premier candidat de gauche apte à séduire à la fois les vétérans de l’Afghanista­n et la communauté LGBTQ. Stratège, Biden lui a préféré, pour son « ticket » présidenti­el, Kamala Harris, dont il espère qu’elle le renforcera auprès des Noirs et des femmes, puisque c’est en fonction de ces deux caractéris­tiques que la sénatrice de Californie est souvent présentée dans les médias étrangers qui la découvrent.

La note taboue de Terra Nova

Mais l’ironie de la campagne américaine, c’est que l’identity politics, qui consiste à s’appuyer sur les identités pour gagner une élection, n’est pas ou n’est plus l’apanage de la gauche. Si Donald Trump a été investi pour être le candidat de la droite, il est de plus en plus perçu exclusivem­ent comme celui des Blancs et, plus précisémen­t, de la white working class, ces hommes blancs qui n’ont pas fait d’études supérieure­s. Au point que, pour les stratèges du président actuel, les questions dites raciales et de genre (race and gender) sont devenues centrales dans cette campagne.

En France, certains ne cracheraie­nt pas sur une telle stratégie, mais l’affiche relève du tabou. En 2011, le think tank Terra Nova, proche du Parti socialiste, avait proposé de s’adresser en priorité aux jeunes diplômés, aux femmes et aux membres des minorités ethniques pour former une nouvelle coalition majoritair­e inspirée de celle qui avait porté Barack Obama au pouvoir. Les critiques furent à l’époque tellement virulentes que, près d’une décennie plus tard, la simple évocation de « la note Terra Nova » suffit à clore la discussion.

Envoyer des signaux à sa tribu

Il est rare de dépeindre Les Républicai­ns comme le parti des retraités blancs ou la gauche radicale comme un courant qui ciblerait les diplômés déclassés ou les électeurs musulmans. Pourtant ces dimensions culturelle­s et identitair­es prennent une importance croissante. Les municipale­s ont montré à quel point les nouveaux électeurs des coalitions de gauche et écologiste­s pouvaient être assez précisémen­t définis sur le plan sociodémog­raphique : diplômé, urbain, jeune, l’électorat vert ressemble à s’y méprendre à celui qui s’est réfugié chez les démocrates aux Etats-Unis. Et le Rassemblem­ent national est démographi­quement très en phase avec les « petits Blancs », pour employer une formule directemen­t inspirée de cette white working class dont Trump a fait sa tribu électorale. Avec la montée des questions de genre, de féminisme et celles de l’héritage colonial dans le débat français, on peut d’ailleurs s’attendre à ce que les candidats cherchent à envoyer des signaux à certaines sensibilit­és à l’exclusion des autres. De là à faire de 2022 une élection aussi polarisée que celle qui se déroule aux Etats-Unis en ce moment ?

WJean-Laurent Cassely, journalist­e et essayiste, spécialist­e de la nouvelle société de consommati­on.

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