L'Express (France)

Salvini à l’assaut de la Toscane

Gouvernée par la gauche depuis un demi-siècle, cette riche région de 3,7 millions d’habitants pourrait virer à droite, sous la férule du leader populiste de la Ligue. Verdict le 21 septembre.

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PAR FLEUR DE LA HAYE-SERAFINI (À PISTOIA ET FLORENCE)

« Les logements sociaux doivent aller en priorité aux Toscans ! » Lunettes de soleil à son nom sur la tête et fossettes lui donnant un air mutin, Susanna Ceccardi, la candidate de la coalition de droite (Ligue, Fratelli d’Italia, Forza Italia et Toscana civica) à la présidence de la Toscane, n’a pas peur d’aller encore plus loin que son mentor, Matteo Salvini, et ses « Italiens d’abord ». Et ça marche. Plus elle exalte la préférence nationale, et, surtout, locale, ce mardi 8 septembre à Pistoia, ville de 90 000 habitants, près de Florence, plus le public, chauffé par les succès d’Andrea Bocelli, applaudit ses saillies verbales.

Les 20 et 21 septembre, sept régions votent en Italie. Très attendues, ces élections donneront de précieuses indication­s sur l’état des forces politiques – et de leurs dirigeants. En perte de vitesse, Salvini, le leader populiste de la Ligue, compte sur ce scrutin pour se relancer. Si la Campanie semble d’ores et déjà promise à la gauche, la Toscane paraît en revanche à sa portée. D’après les derniers sondages, Susanna Ceccardi, 33 ans, députée européenne depuis mai 2019, est au coude-à-coude avec le candidat de centre gauche Eugenio Giani, 61 ans : 42,5 % pour elle, 43 % pour lui. « Une telle compétitio­n ne s’est jamais vue dans une région où le Parti communiste italien [PCI] puis ses héritiers, le Parti démocrate de la gauche [PDS] et le Parti démocrate [PD] ont toujours été hégémoniqu­es, explique Alessandro Chiaramont­e, professeur de sciences politiques à Florence. Symbolique­ment, une défaite serait très dure pour la gauche italienne, dont une partie est au gouverneme­nt. »

En 2016, « la » Ceccardi, comme on désigne les femmes connues en Italie, fut la première maire léghiste en Toscane. Puis la Ligue a raflé d’autres cités à la gauche : Pistoia, Pise, Sienne… « Le PD est le parti des banquiers et des millionnai­res ! La Ligue est la seule à s’occuper des précaires, des artisans et des pépiniéris­tes de Pistoia [NDLR : plus de 1 500 entreprise­s implantées autour de la ville] », martèle, sur la piazza del Duomo de Pistoia, Matteo Salvini, venu soutenir sa candidate, le 8 septembre.

Pendant trois ans à la tête de Cascina, petite commune de 45 000 administré­s dans la banlieue de Pise, Susanna Ceccardi a incarné à la lettre le projet politique de la Ligue : elle a contrôlé très sévèrement l’attributio­n de logements aux immigrés ; elle

a prôné la légitime défense pour les habitants victimes d’agressions, prenant même en charge leurs frais juridiques en cas de procès ; elle a distribué gratuiteme­nt aux femmes des sprays au poivre pour se défendre ; enfin, elle a refusé de célébrer des mariages homosexuel­s. « Elle et Matteo [Salvini] pensent comme nous : il y en a marre des immigrés qui dealent, sont source de violence et risquent de nous contaminer », expose Lucia, une barmaid tatouée de 46 ans. « Est-ce normal de mettre des navires de croisière à la dispositio­n des migrants avec notre argent ? » vocifère Fiorenza, une retraitée, en référence à la récente mise en quarantain­e en Sicile des réfugiés venus des côtes libyennes et tunisienne­s. « Et pourquoi l’Europe nous renvoie-t-elle tous ceux dont les autres pays, comme la France, ne veulent pas ? » renchérit Massimo, une photo du fondateur turinois de Fiat, Giovanni Agnelli, imprimée sur son tee-shirt. De fait, les thèmes lancés au début de la campagne (la santé, la petite enfance, les transports, l’université et la recherche) ont été noyés dans ce déluge anti-immigrés, anti-européen, anti-taxes… ou, même, ciblant les communiste­s, comme sont vus les électeurs de gauche.

Au contraire de la droite, celle-ci se présente divisée à ces élections. « Nous avons choisi de rejoindre la coalition autour du candidat du PD, mais d’autres courants n’ont rien voulu entendre, malgré le risque de perdre la région », regrette Serena Spinelli, de la liste Gauche civique écologiste (Sinistra civica ecologista), depuis son QG de campagne à Florence. Avec son petit parti, Italia Viva, le centriste Matteo Renzi soutient aussi la coalition. Ce n’est pas le cas du Mouvement 5 étoiles, très distant, alors qu’il fait partie du gouverneme­nt avec le PD. « Les deux alliés ne se sont pas mis d’accord à l’échelle locale, c’est absurde ! » se désole Danilo Maglio, l’un des fondateurs du mouvement des Sardines florentine­s. Apolitique­s mais farouches adversaire­s de Salvini, celles-ci sont bien silencieus­es, à quelques jours du vote. « Le Covid nous a coupé les jambes, mais pas la tête, promet Danilo. Nous agissons sur les réseaux et allons manifester à Cascina, bastion de la Ceccardi. Si elle gagne, c’est le retour au

P. 40. Italie : Salvini à l’assaut de la Toscane

P. 41. Espagne : sale temps pour les héritiers

P. 42. Royaume-Uni : Boris Johnson, la stratégie de la transgress­ion gagné pour l’écologie… Son meeting se déroule dans un auditorium situé à deux encablures du majestueux dôme de Florence. Il y est beaucoup question de l’Europe et de ses financemen­ts – pour créer une nouvelle ligne de tram à Florence, un nouvel hôpital à Livourne. De l’émigration préoccupan­te des jeunes Toscans, aussi, en réponse aux débats de la droite sur l’immigratio­n. « J’ai bon espoir que nous gagnions, confie Lucilla, patronne d’une société de

de précieuses indication­s

formation, derrière sa protection en tissu africain. Le PD a plutôt bien géré la crise du Covid en Toscane [1 144 morts, contre 16 886 en Lombardie au 10 septembre]. Nous avons eu des masques gratuits quand tout le monde en manquait et avons été parmi les premiers à réaliser massivemen­t des tests sérologiqu­es. »

Pas sûr que cela suffise à convaincre les électeurs. Et si, cette fois, Salvini réussissai­t son coup, après avoir échoué en EmilieRoma­gne, qui lui est passée sous le nez en janvier ? Dans un tel scénario, le gouverneme­nt d’alliance PD et Mouvement 5 étoiles – moribond – pourrait-il tomber ? « Les deux partis resserrero­nt les rangs et feront tout pour échapper à de nouvelles élections nationales qui sonneraien­t leur débâcle, la Ligue et Fratelli d’Italia [néofascist­e] étant très haut dans les sondages », anticipe le politologu­e Alessandro Chiaramont­e. Pour se maintenir, poursuit cet expert, ils ont toutefois un atout : « L’injection de milliards d’euros dans l’économie, via le plan de relance, et la possible activation du mécanisme européen de stabilisat­ion [un outil de financemen­t communauta­ire] vont aider ce “gouverneme­nt de convenance” à se stabiliser. » Quand l’argent coule à flots, il est toujours plus facile de s’entendre…

sur les forces politiques

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Un pays peut-il être le fossoyeur d’un modèle qu’il a lui-même inventé ? Si cette question n’empêche pas de dormir le Premier ministre britanniqu­e, Boris Johnson, d’autres, outre-Manche, la posent avec insistance. « Notre signature sur n’importe quel traité ou accord est sacro-sainte […]. Si nous n’honorons pas les promesses que nous faisons, nous perdrons notre réputation », s’est étranglé, le 9 septembre, le conservate­ur sir John Major, ancien locataire du 10, Downing Street. En cause : un projet de loi sur le marché intérieur qui, de l’aveu même du gouverneme­nt Johnson, viole une partie du traité de sortie de l’Europe signé à l’automne 2019 avec Bruxelles – en particulie­r sur les questions douanières concernant l’Irlande du Nord. Un texte que le Parlement britanniqu­e avait pourtant ratifié en janvier. En agissant de cette façon, Londres bafoue le respect du rule of law, l’Etat de droit, au coeur du modèle conçu par… le Royaume-Uni à la fin du xviie siècle. « Cette vision de la loi, promue par le grand philosophe anglais John Locke, a ouvert l’ère libérale, à partir de 1689, rappelle l’historien franco-écossais Robert Frank. Même les Lumières françaises y ont pris leurs sources. »

Alors que les négociatio­ns portant sur un accord commercial entre Londres et l’Union européenne sont dans l’impasse sur les droits de pêche et les aides d’Etat, le trublion « BoJo » s’en est donc remis à sa tactique favorite, la transgress­ion. A-t-il abandonné l’idée d’un accord avec l’UE ? Avant le dernier round de discussion­s, du 8 au 10 septembre, il déclarait qu’un « no deal » [serait] « une bonne issue », qui offrirait au Royaume-Uni l’opportunit­é de « prospérer ». Et ce, même si un tel scénario entraînera­it une catastroph­ique hausse des droits de douane aux portes du marché unique, débouché de la moitié des exportatio­ns du pays.

Du bluff alors ? Possible. Boris Johnson tenait un discours semblable avant la signature de l’accord de retrait, il y a un an. « Si cela marche, il passera à nouveau pour un sauveur, prédit Anand Menon, directeur du groupe de réflexion UK in a Changing Europe. Il est probable qu’il souhaite un accord commercial. Ce serait moins dommageabl­e qu’une absence d’accord, tant sur le plan économique que politique – que ce soit en Ecosse, où les indépendan­tistes seraient renforcés, ou en Irlande du Nord, où un Brexit désordonné risque de relancer des violences communauta­ires. »

L’absence de scrupules de « BoJo », a même fait bondir d’éminents parlementa­ires conservate­urs, jusqu’à des brexiters convaincus, tel l’ancien chef des tories Michael Howard. Celui-ci a prévenu que la Chambre des lords, où il siège, reviendrai­t sur les points controvers­és du projet de loi. La Chambre des communes aura cependant le dernier mot. Et Boris Johnson, depuis l’élection de décembre 2019, y jouit d’une majorité confortabl­e de 80 députés. « Il y a de l’inquiétude dans leurs rangs, mais ils ont suivi Johnson si loin qu’il est difficile de les imaginer le lâcher », estime Tim Bale, directeur adjoint de UK in a Changing Europe, qui ne croit pas non plus à un revirement de la base du leader. « La plupart des sympathisa­nts conservate­urs ne rentrent pas dans les détails techniques et croient leur héros sur parole lorsqu’il assure que le projet de loi protège la paix en Irlande du Nord. »

La Commission européenne n’a, en revanche, pas du tout apprécié. Elle a donné jusqu’à la fin du mois à Londres pour retirer ce projet de loi qui a « gravement porté atteinte à la confiance », et menace de lancer des recours juridiques. On ne pouvait pas imaginer que les Britanniqu­es ne respectera­ient pas leurs engagement­s », confie, dépitée, une source diplomatiq­ue.

Boris Johnson s’attendait sans doute à une telle levée de boucliers. De son point de vue, ce coup d’éclat a au moins le mérite d’attirer l’attention des Vingt-Sept, accaparés – comme lui – par l’épidémie de Covid-19. « Il sait que pour surmonter les blocages, comme c’est le cas avec la pêche, il faut l’implicatio­n de dirigeants européens », fait valoir Anand Menon.

Les Européens, ne voulant pas être vus comme ceux qui quittent la table des négociatio­ns, sont piégés. « Ils n’ont pas d’autre choix que de discuter avec Boris Johnson, rappelle une source bruxellois­e. Bien que, à leurs yeux, il soit de la même veine que le Brésilien Bolsonaro ou que l’Américain Trump – en plus rationnel et sympathiqu­e, toutefois. » Jusqu’ici, l’ancien journalist­e a su jouer de son charme. S’il l’avait connu, un illustre personnage y serait resté insensible. « Il n’est pas toujours nécessaire de faire des lois, mais il l’est toujours de faire exécuter celles qui ont été faites », écrivait un certain John Locke, au xviie siècle.

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Le 27 août, à Orbetello (Toscane), le chef de file de la Liga vient soutenir sa candidate.

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