Grandeur et décadence du « banquier » de Nicolas Maduro
Homme clef du président, Alex Saab est poursuivi pour corruption par Washington. Arrêté en juin en Afrique, sera-t-il extradé aux Etats-Unis? Caracas redoute plus que tout ce scénario.
lex Saab ne devait rester au Cap-Vert que le temps d’une escale technique. Mais l’homme d’affaires colombien, qui avait décollé de Caracas et se rendait à Téhéran à bord d’un jet privé, se trouve toujours dans l’archipel africain. Le 12 juin dernier, la police locale l’a cueilli sur la passerelle de son avion. Le jour même, les Etats-Unis réclamaient son extradition.
AAgé de 48 ans, le businessman est accusé par Washington d’avoir blanchi des centaines de millions de dollars pour le compte du régime dictatorial de Nicolas Maduro, et d’être lié à diverses organisations criminelles proches du clan présidentiel vénézuélien, dont le cartel de la drogue Los Soles dirigé par des généraux de Caracas. Les Etats-Unis, où il risque de passer de très longues années en détention, veulent le juger dès que possible.
En 2019, un magistrat de Floride avait inculpé Saab dans une affaire de détournement de fonds portant sur 350 millions de dollars, initialement destinés à un programme gouvernemental de logements sociaux nommé Mission Vivienda que son groupe, le Global Construction Fund, était chargé de construire.
Alliés du Venezuela, l’Iran et la Russie multiplient les pressions diplomatiques sur le petit Etat du Cap-Vert dans l’espoir de faire libérer l’homme d’affaires, lequel est défendu par l’avocat espagnol Baltasar Garzon – célèbre pour avoir obtenu, du temps où il était juge, l’arrestation de feu le dictateur chilien Augusto Pinochet. Caracas, de son côté, proteste contre Washington et présente Saab comme « agent d’un pays souverain », voyageant avec l’immunité diplomatique dans le cadre d’une « mission humanitaire » visant à acheter nourriture et médicaments. Selon son avocate à Miami, Maria Dominguez, son client serait un honnête entrepreneur du secteur agroalimentaire.
Balivernes, estiment la Maison-Blanche et le Trésor américain. Colombien d’origine libanaise, Alex Saab est en effet l’homme clef du régime de Maduro, chargé de ses transactions et montages financiers. A la tête d’un réseau de sociétés d’import-export de produits alimentaires, il a par exemple géré, à la demande du président, les fameux Comités locaux d’approvisionnement et de production (Clap). Créés voilà quatre ans, ceux-ci permettent d’organiser l’aide alimentaire à destination de 6 millions de familles, mais aussi de « ficher » la population, puisque seuls peuvent en bénéficier les détenteurs du « Carnet de la patrie », une carte magnétique contenant des données personnelles, visant à vérifier la loyauté des Vénézuéliens à l’égard de la dictature.
Mis en place au moment de l’effondrement de l’industrie pétrolière, ruinée par l’impéritie du régime bolivarien, le système des Clap a, selon le département du Trésor américain, permis à Saab de détourner des fortunes à l’époque où 5 millions d’habitants s’exilaient à l’étranger, fuyant la misère et la répression. « Ils utilisent la nourriture comme une arme de contrôle social, pour récompenser leurs soutiens politiques et punir leurs opposants, tout en empochant des centaines de millions de dollars grâce à des opérations frauduleuses », a affirmé Steven Mnuchin, secrétaire au Trésor. Comme l’a révélé l’enquête des journalistes vénézuéliens du site
Armando.info, les aliments importés étaient surfacturés à l’Etat par Saab, alors qu’ils étaient de mauvaise qualité, ce qui accroissait ses marges. Il fallait, par exemple, 41 verres du lait en poudre du Clap pour obtenir la valeur nutritionnelle d’un verre de lait « normal » !
Visé par des mandats d’arrêt au Mexique et en Colombie, Saab, qui voyageait avec un passeport diplomatique d’Antigua-et-Barbuda, a par le passé échappé à une interpellation en Colombie (pays en délicatesse avec le Venezuela), grâce à une taupe au sein de la police. Les propriétés de son fief de Barranquilla ont cependant été saisies. L’escroc a ensuite continué à se rendre à Paris, séjournant dans son luxueux appartement du boulevard Saint-Germain, mais aussi à Rome et à Moscou. La justice italienne a, pour sa part, mis la main sur une propriété, un 4x4 et un compte en banque garni d’1,8 million d’euros au nom de sa jeune épouse romaine, vendeuse dans une boutique de vêtements. Les innombrables trajets en jet privé d’Alex Saab entre le Venezuela, la Russie, l’Iran et la Turquie dessinent la géographie des pays qui soutiennent Maduro. Les sièges de ses sociétés ont d’ailleurs été déplacés en Turquie, en 2018, pour continuer à alimenter les caisses alimentaires du Clap. Au coeur du pacte conclu entre Recep Tayyip Erdogan et Nicolas Maduro en 2018, Saab a mis sur pied un circuit « or contre nourriture » afin de contourner les sanctions américaines imposées à Caracas. Dans un sens, 73 tonnes d’or extraites d’Amazonie – où se déroule un véritable crime écologique contre la forêt – sont envoyées clandestinement vers Istanbul, Dubai ou Moscou pour être revendues. Dans l’autre, des cargaisons de pâtes, thon, huile d’olive et sucre sont chargées en Turquie, direction Caracas. A chaque fois, l’homme d’affaires, ses sociétés écrans et ses prête-noms servent d’intermédiaires, avec des bénéfices colossaux.
Présenté à Maduro voilà dix ans, Alex Saab est devenu un rouage essentiel du gouvernement de Caracas et l’un des principaux bénéficiaires des contrats publics : logements, aide alimentaire, mais aussi pétrole et minerais… En 2016, il dirige Trenaco, une petite société sans expérience qui signe un contrat de 4,5 milliards de dollars avec la compagnie pétrolière nationale vénézuélienne PDVSA. Ses entreprises en Turquie étant placées à leur tour sous la menace de sanctions américaines, Alex Saab s’est tourné ces derniers mois vers l’Iran, autre pays honni des Etats-Unis, sous embargo international. En mars, il se trouvait à Téhéran afin, selon le site Armando. info, d’« y négocier un contrat avec l’Iran pour l’envoi au Venezuela de plusieurs tankers de carburants ». « Quand on pense qu’au départ, Saab n’était qu’un simple vendeur de textile colombien !, observe Alek Boyd, journaliste d’investigation vénézuélien. Aujourd’hui, il se retrouve au coeur de négociationsauplushautniveauentreEtats. Je n’ai jamais vu un homme avec autant de connexions dans les schémas de corruption au Venezuela… » Après l’arrestation de deux neveux de Nicolas Maduro pour trafic de cocaïne en 2015 – ils purgent actuellement une peine de dix-huit ans de prison aux Etats-Unis –, celle du flamboyant Alex Saab est assurément le coup le plus sévère porté à l’entourage immédiat du président. ✷
ans les rues de Tiruppur, capitale de l’industrie textile indienne, l’effervescence a fait place à un calme oppressant et à la détresse. Cette ville du Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, grouille d’ordinaire d’ouvriers se rendant dans les 10 000 ateliers de tricotage et de teinture parsemés le long de la rivière Noyyal. Ils sont environ 600 000 à produire les tissus qui, une fois confectionnés, alimenteront les chaînes de prêt-à-porter H&M,
DGap ou Zara en Occident ; mais aussi des enseignes locales. En cette mi-septembre, la cité industrielle est presque déserte. A deux mois de Diwali, la fête des lumières, l’activité devrait tourner à plein régime. Mais l’épidémie de Covid-19 a tout paralysé. Seule 1 usine de teinturerie sur 5 fonctionne ; et encore, au ralenti. « Lorsque le confinement de l’Inde a démarré à la fin de mars, nous préparions les collections d’été. Les commandes ne sont jamais parties chez les clients et n’ont donc pas été payées. Aujourd’hui, nous devrions être mobilisés sur les collections d’hiver mais la tragédie continue », soupire un petit patron.
Quasiment à l’arrêt à cause des mesures sanitaires, le secteur du textile n’est plus en mesure de fournir les grandes marques internationales qui, elles-mêmes victimes de la chute de la demande, ont drastiquement réduit leurs commandes. « De toute façon, on manque de matière première et la main-d’oeuvre est rentrée chez elle, dans le nord de l’Inde. Les lignes de bus viennent tout juste de reprendre du service, mais jusqu’au 7 septembre, les ouvriers n’avaient aucun moyen de revenir par ici », explique le chef d’entreprise, qui dit « lutter pour la survie » de son atelier.
Le contexte ne cesse de se détériorer. Avec plus de 90 000 nouveaux cas détectés chaque jour, l’Inde est désormais le pays au monde où l’épidémie progresse le plus vite. Deuxième territoire le plus touché après les Etats-Unis, le sous-continent compte 5 millions de contaminés et a déjà dépassé – selon les chiffres officiels – les 80 000 morts. Alors que les tragédies personnelles se multiplient, c’est comme si l’élan de tout un pays avait été brisé. Comme si l’Inde était condamnée à renouer avec ses vieux démons, le sousdéveloppement et la pauvreté.
Qu’il paraît loin le temps où, à son arrivée au pouvoir en 2014, le nationaliste Narendra Modi déclarait à son 1,3 milliard de compatriotes que le xxie siècle serait « le siècle de l’Inde » et promettait une croissance de plus de 10 % par an. Le pays, dont la classe moyenne grandissait et accédait à la consommation de masse, s’était lancé dans la modernisation de son armée et rêvait de devenir une superpuissance capable de se mesurer à la Chine, son grand rival régional. Le Premier ministre réclamait un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU ; affirmait que la nation allait basculer dans le tout-numérique ; ou vantait le « cadeau inestimable » que la grande civilisation multimillénaire avait fait au monde : le yoga.
Le contrecoup de la crise n’en a été que plus violent. Le produit intérieur brut de l’Inde s’est effondré de près de 24 % au deuxième trimestre (sur un an), sous l’effet du confinement. Du jamais-vu. Fin mars, du jour au lendemain, sans que les 28 Etats fédérés ne soient consultés, le pays a été immobilisé : fermeture des frontières intérieures, gel des transports publics.