L'Express (France)

Centerview, le nouveau pari de Matthieu Pigasse

Après dix-sept ans passés chez Lazard, le banquier le plus connu de France vient de se lancer un nouveau défi : réussir à briller au sein d’un autre établissem­ent.

- PAR RAPHAËL BLOCH

L’avenue Matignon est encore très calme ce matin-là. Faute de touristes, les magasins de luxe sont vides. Le télétravai­l a fait le reste et les bureaux haussmanni­ens de la très chic artère sont déserts. Seuls quelques banquiers et avocats d’affaires, costumes griffés et visages masqués, osent s’aventurer sur les trottoirs, à deux pas de l’Elysée. Parmi eux se trouve Matthieu Pigasse. Depuis la fin de l’été, le banquier le plus connu de France vient régulièrem­ent dans ce coin de la capitale pour travailler avec son équipe et s’habituer progressiv­ement à sa nouvelle vie chez Centerview Partners : une banque d’affaires new-yorkaise qui vient de poser ses valises à Paris.

Pour le commun des mortels, ce changement de boutique est un non-événement. Mais pour le monde feutré des affaires, c’est la fin d’un long feuilleton qui a alimenté pendant des mois les conversati­ons des dîners en ville. Pigasse quittant Lazard ? C’est un peu comme si la star de football argentine Lionel Messi quittait le FC Barcelone pour rejoindre un club concurrent… De la folie ! Personne n’imaginait que les deux pourraient un jour se séparer. « Même si on le pressentai­t, ça a été un énorme choc », confirme un ancien collègue. Et pour cause : l’établissem­ent américain a tout appris, tout donné à l’enfant prodige de la finance qui était presque arrivé à se hisser à son sommet. « Matthieu a aussi tout donné à Lazard », nuance un ami, n’hésitant pas à rappeler les juteuses opérations, comme la fusion GDF-Suez, que le banquier a bouclées pendant presque deux décennies. Mais après dix-sept ans de bons et loyaux services, l’histoire s’est finalement arrêtée là, sans que personne ne comprenne d’ailleurs les raisons précises du divorce. Ni Lazard ni l’ancien membre des cabinets de Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius à Bercy n’ont, depuis, donné d’explicatio­ns sur cette rupture. Lazard s’est contenté, via un communiqué, de souhaiter bonne chance à « Matthieu », qui s’est accordé quelques mois de répit pour souffler, réfléchir, avant de reprendre du service dans un nouvel établissem­ent. Sans doute un peu court après tant d’années de vie commune…

Cette séparation tient sûrement au fait que la situation n’était pas aussi simple, et que le fan de rock et la banque n’étaient tout bonnement plus sur la même longueur d’onde. Divergence de vues ? Problèmes d’argent ? Envie d’ailleurs ? Un peu des trois, selon toutes les personnes interrogée­s par L’Express. De quoi inciter l’actionnair­e du Monde et de Mediawan, une société de production de fiction française, à se lancer un nouveau défi qui correspond sans doute davantage à sa personnali­té. « Ce n’est pas un simple changement de banque, cela n’aurait pas d’intérêt. C’est une vraie approche entreprene­uriale », explique Matthieu Pigasse, qui n’oublie jamais de rappeler son attachemen­t à « sa » liberté.

De ce point de vue, Centerview et Pigasse sont faits l’un pour l’autre. Comme lui, la banque new-yorkaise, qui n’a même pas quinze ans d’existence, est aux antipodes de Lazard et des historique­s du secteur. Alors que l’établissem­ent créé en 1848 incarne l’aristocrat­ie et la tradition bancaire, celle qui vient d’installer ses bureaux avenue Matignon est beaucoup plus offensive, et laisse plus de latitude à ses banquiers. « C’est une philosophi­e totalement différente qui n’est pas seulement axée sur les transactio­ns », souligne l’homme d’affaires. Et les performanc­es sont au rendez-vous : de zéro dollar en 2006, le chiffre d’affaires de l’établissem­ent, qui compte aux alentours de 400 collaborat­eurs, a dépassé le milliard de dollars en 2019. Lazard fait à peine le triple avec plus de 2 500 personnes.

Au-delà du business, le fossé qui s’est creusé est surtout culturel. Matthieu Pigasse n’est pas un conformist­e. Il détonne dans le milieu de la banque, avec cette fâcheuse tendance à brouiller les pistes. « C’est ce qui fait son charme », glisse un politique. Et aussi sa force, ajoutent certains. Presse, politique, finance : en jouant sur tous les tableaux, l’ancien énarque (promo 1994) proche des

cercles réformiste­s de la gauche, a bâti un réseau gigantesqu­e constitué d’amis, et de beaucoup d’ennemis. « Avec Matthieu, c’est simple, soit on l’aime, soit on le déteste », résume un patron. Une situation qui a pu, de temps à autre, lui compliquer la vie. Et tendre progressiv­ement ses relations avec Lazard, où l’on privilégie la discrétion, quand Centerview affiche plus facilement la couleur. La banque, qui se revendique ouvertemen­t démocrate, compte notamment parmi ses membres Rahm Emanuel, ancien maire de Chicago et proche de Barack Obama.

Aura-t-il pour autant carte blanche dans sa nouvelle maison ? Rien n’est moins sûr. Car Pigasse, qui prend la tête de l’activité française de Centerview, sera surveillé. Et de près. « Ils veulent le tester et il va avoir du boulot », explique un bon connaisseu­r du secteur. En dépit de sa réputation, le spécialist­e des opérations de fusion-acquisitio­n et de la restructur­ation de dettes d’Etat devra effectivem­ent faire ses preuves. A 50 ans passés, Pigasse le sait : il n’a plus la même aura qu’il y a dix ou quinze ans, lorsqu’il subjuguait son interlocut­eur et faisait la pluie et le beau temps en Europe. A quelques opérations près, comme le rachat de Darty par la Fnac, ces dernières années ont été plutôt compliquée­s. Le challenge a donc tout pour l’exciter.

Mais, de l’avis de tous, le pari s’annonce aussi très risqué. D’abord parce que Centerview est un nouvel acteur en France. Même si la banque a déjà conclu plusieurs « deals » sur le Vieux Continent, elle ne disposait jusque-là que d’un seul bureau, à Londres, pour gérer ses affaires européenne­s. Tous les autres se trouvent aux Etats-Unis, à New York, Chicago, Los Angeles, San Francisco… Ensuite, parce que le marché tricolore est l’un des plus concurrent­iels de la planète. On n’y compte plus les beaux noms présents, avec des Rothschild, Goldman Sachs, BNP Paribas, JP Morgan, Morgan Stanley et tant d’autres. « Ne cherchez pas, tout le monde est là », résume un patron.

Centerview a bien l’intention de ne pas jouer les figurants et de se faire une place, et rapidement. « Cette ouverture à Paris est une étape importante pour nous », explique ainsi la banque. Le choix de Pigasse n’est d’ailleurs pas un hasard. Avec une telle carte de visite, la banque new-yorkaise veut poursuivre ce qui a fait son succès depuis 2006, c’est-à-dire se développer à la vitesse grand V. « Réussir à atteindre leur taille en moins de quinze ans est assez incroyable », reconnaît un concurrent.

Reste que le contexte n’est pas simple. En raison de la crise économique, l’activité n’est guère florissant­e. Le nombre d’opérations de fusion-acquisitio­n a chuté. Et les montants en jeu ont suivi la même trajectoir­e. Depuis janvier, ils sont en baisse de 30 %, à 80 milliards d’euros sur le marché français. Une situation un peu partout identique en Europe, où les boutiques tournent au ralenti en attendant que leurs clients se décident enfin à relancer la machine. « Ils n’arrivent pas au meilleur moment », estime un investisse­ur. Signe de la tendance, l’américain Evercore, qui a un profil similaire à celui de Centerview et qui a tenté également de recruter Pigasse, a décidé en juin de décaler l’ouverture de son bureau parisien. Motif ? Manque de visibilité à cause du contexte actuel.

Du côté de Centerview, en revanche, on voit très bien ce qu’on veut et peut déjà faire en arrivant dans l’Hexagone. Au moins dans un premier temps : emmener des clients français sur le marché américain, où l’activité n’a, elle, jamais vraiment cessé. Elle s’est même accélérée ces derniers mois, la crise ayant fragilisé nombre d’entreprise­s. Et donc donné des idées à la concurrenc­e. Ainsi, Centerview compte bien proposer à certains groupes français d’en profiter. « Ce qu’ils font est très malin. Ils étaient déjà capables de réaliser des opérations avec un client américain en France. Maintenant, ils vont pouvoir faire l’inverse aux Etats-Unis », glisse un concurrent.

En attendant de partir voyager en Amérique, Matthieu Pigasse continue de voir ses équipes et de préparer les mois à venir. « Je veux être le même banquier, mais en mieux », fanfaronne-t-il. En parallèle, il met la dernière touche à son prochain livre aux éditions de l’Observatoi­re, qui viennent de publier le best-seller de Nicolas Sarkozy. Le sien est attendu à l’automne. Sur un thème qui ne devrait pas manquer de faire réagir : la décroissan­ce. Ses clients vont adorer.

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