L'Express (France)

Et si on accordait trop d’importance à l’intelligen­ce?

- FRANÇOIS ROCHE

HEAD HAND HEART. THE STRUGGLE FOR DIGNITY AND STATUS IN THE 21 CENTURY PAR DAVID GOODHART. ALLEN LANE, 368 P., 23,50 €.

La société médiévale était organisée autour de trois ordres : les oratores (ceux qui prient), les bellatores (ceux qui combattent) et les laboratore­s (ceux qui travaillen­t). On ne passait pas d’un ordre à l’autre, et cette organisati­on de la société a perduré pendant plusieurs siècles. Sous l’Ancien Régime, de nouvelles classes sont apparues, dont celle des « possédants », issus de l’aristocrat­ie, à qui tout travail était interdit sous peine de déroger à leur rang, et celle des « bourgeois », assumant les fonctions essentiell­es de l’économie et de l’administra­tion. Après la Révolution, cette structure de classes s’est transformé­e, mais pas au point de rendre perméables les frontières entre les élites et le peuple. Il a fallu le développem­ent de l’instructio­n publique, au xixe siècle, pour que des membres des classes sociales les plus humbles aient une chance de se hisser dans les sphères de l’administra­tion et des affaires.

Ce n’est qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’est né le concept de « méritocrat­ie » : tout citoyen, quelle que soit son origine sociale, pouvait, par ses propres talents et son accès à l’enseigneme­nt supérieur, rejoindre les élites traditionn­elles de la naissance et de l’argent. Nous sommes aujourd’hui dans l’âge d’or de la méritocrat­ie. L’économie est dirigée par les « travailleu­rs du savoir ».

L’idée selon laquelle ce régime vertueux nous aurait enrichis est assez communémen­t admise. Sauf par David Goodhart, analyste politique britanniqu­e reconnu. Dans son livre Head Hand Heart, il soutient que l’importance donnée aux « intelligen­ts » – « les smart people sont devenus beaucoup trop puissants », écrit-il – a créé un monde dangereuse­ment déséquilib­ré en récompensa­nt de façon très disproport­ionnée ceux qui n’utilisent que leur cerveau. Certes, pendant le confinemen­t, hommage a été rendu aux « travailleu­rs du front », les infirmière­s, les caissières de supermarch­é, les livreurs, les éboueurs, mais le temps des applaudiss­ements est désormais révolu. Et les véritables élites de la société ont réintégré leur statut, qu’il s’agisse de celles qui font fonctionne­r les marchés financiers, qui « crunchent » des data, qui écrivent des logiciels et des algorithme­s et qui représente­nt la nouvelle classe dirigeante.

Pour David Goodhart, cette dernière, issue des université­s américaine­s, des MBA, des business schools européenne­s, a creusé avec les classes les plus défavorisé­es un écart encore plus grand que celui qui pouvait exister au début du xxe siècle. Davantage d’éducation n’a pas réduit les inégalités sociales, bien au contraire. Ainsi, aux Etats-Unis, un jeune appartenan­t aux classes défavorisé­es a 1 chance sur 50 de réussir les tests d’admission aux grandes université­s. Pour l’auteur, il est donc plus que temps d’ennoblir les qualités de coeur et le travail manuel pour corriger, dans nos sociétés, un déséquilib­re qui engendre trop de frustratio­n et de désespoir.

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