Et si on accordait trop d’importance à l’intelligence?
HEAD HAND HEART. THE STRUGGLE FOR DIGNITY AND STATUS IN THE 21 CENTURY PAR DAVID GOODHART. ALLEN LANE, 368 P., 23,50 €.
La société médiévale était organisée autour de trois ordres : les oratores (ceux qui prient), les bellatores (ceux qui combattent) et les laboratores (ceux qui travaillent). On ne passait pas d’un ordre à l’autre, et cette organisation de la société a perduré pendant plusieurs siècles. Sous l’Ancien Régime, de nouvelles classes sont apparues, dont celle des « possédants », issus de l’aristocratie, à qui tout travail était interdit sous peine de déroger à leur rang, et celle des « bourgeois », assumant les fonctions essentielles de l’économie et de l’administration. Après la Révolution, cette structure de classes s’est transformée, mais pas au point de rendre perméables les frontières entre les élites et le peuple. Il a fallu le développement de l’instruction publique, au xixe siècle, pour que des membres des classes sociales les plus humbles aient une chance de se hisser dans les sphères de l’administration et des affaires.
Ce n’est qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’est né le concept de « méritocratie » : tout citoyen, quelle que soit son origine sociale, pouvait, par ses propres talents et son accès à l’enseignement supérieur, rejoindre les élites traditionnelles de la naissance et de l’argent. Nous sommes aujourd’hui dans l’âge d’or de la méritocratie. L’économie est dirigée par les « travailleurs du savoir ».
L’idée selon laquelle ce régime vertueux nous aurait enrichis est assez communément admise. Sauf par David Goodhart, analyste politique britannique reconnu. Dans son livre Head Hand Heart, il soutient que l’importance donnée aux « intelligents » – « les smart people sont devenus beaucoup trop puissants », écrit-il – a créé un monde dangereusement déséquilibré en récompensant de façon très disproportionnée ceux qui n’utilisent que leur cerveau. Certes, pendant le confinement, hommage a été rendu aux « travailleurs du front », les infirmières, les caissières de supermarché, les livreurs, les éboueurs, mais le temps des applaudissements est désormais révolu. Et les véritables élites de la société ont réintégré leur statut, qu’il s’agisse de celles qui font fonctionner les marchés financiers, qui « crunchent » des data, qui écrivent des logiciels et des algorithmes et qui représentent la nouvelle classe dirigeante.
Pour David Goodhart, cette dernière, issue des universités américaines, des MBA, des business schools européennes, a creusé avec les classes les plus défavorisées un écart encore plus grand que celui qui pouvait exister au début du xxe siècle. Davantage d’éducation n’a pas réduit les inégalités sociales, bien au contraire. Ainsi, aux Etats-Unis, un jeune appartenant aux classes défavorisées a 1 chance sur 50 de réussir les tests d’admission aux grandes universités. Pour l’auteur, il est donc plus que temps d’ennoblir les qualités de coeur et le travail manuel pour corriger, dans nos sociétés, un déséquilibre qui engendre trop de frustration et de désespoir.