L'Express (France)

Jeux dangereux à Wall Street

Les liquidités déversées par les banques centrales alimentent des comporteme­nts irrationne­ls sur les marchés financiers.

- Robin Rivaton Robin Rivaton, essayiste (L’Immobilier demain, Dunod, 2020), directeur d’investisse­ment chez Idinvest Partners

Les Bourses ont joué un rôle crucial dans le développem­ent de l’économie moderne. Elles ont permis de donner à des projets entreprene­uriaux risqués les moyens de réussir en y allouant efficaceme­nt une partie de l’épargne des ménages. Mais elles sont depuis toujours un lieu de tension, les petits porteurs ayant tôt fait de se laisser dévorer par les plus gros investisse­urs.

Exercice de pure spéculatio­n

Ce rapport de force a été au coeur de la hausse incroyable des marchés boursiers durant le mois d’août et de leur dégonfleme­nt aussi soudain lors de la première semaine de septembre. La capitalisa­tion boursière totale du Nasdaq 100 – les 100 plus grandes entreprise­s technologi­ques des Etats-Unis –, lorsqu’elle a atteint son sommet historique, le 2 septembre, était de 9 300 milliards de dollars. Sur le seul mois d’août, la hausse a été de près de 10 %. La capitalisa­tion est normalemen­t égale à la somme de tous les dividendes futurs actualisés. Pour résumer, pendant un mois de vacances, en pleine deuxième vague de coronaviru­s, sans que ces entreprise­s ne lancent aucun nouveau produit, les investisse­urs ont considéré qu’elles étaient susceptibl­es de créer 900 milliards de valeur supplément­aire dans les prochaines années ! C’était évidemment un exercice de pure spéculatio­n, fondé sur des nouvelles aussi ténues que la division d’actions de Tesla et d’Apple afin d’en diminuer le prix unitaire, et qui s’est achevé dans le rouge. En une semaine de septembre, 1 000 milliards de valorisati­on se sont évaporés.

Une baleine nommée Softbank

Il est toujours difficile de ne pas voir une manipulati­on du marché dans de telles montagnes russes. Softbank a été désigné comme la baleine à l’origine de ce mouvement : cet investisse­ur est devenu si gros qu’il entraîne tout le marché avec lui lorsqu’il bouge. Le groupe de téléphonie japonais, d’ordinaire connu pour sa capacité à financer les jeunes entreprise­s innovantes, a acquis en août des promesses d’achat d’actions de certaines des plus grandes sociétés du Nasdaq à un prix et à une date déterminés à l’avance. Si, au moment d’exercer cette promesse, le cours dépasse le prix prévu, l’acheteur réalise une plus-value. Des instrument­s qui garantisse­nt un fort effet de levier : avec 4 milliards de dollars, Softbank aurait acquis ainsi jusqu’à 50 milliards de valeur de titres. Mais il faut toujours préférer l’hypothèse de la bêtise à celle du complot. En juin, nous avions décrit la folie Robinhood et la façon dont cette applicatio­n de trading avait donné à des investisse­urs ordinaires l’accès à des produits complexes. Il s’avère que ces derniers auraient accumulé dix fois plus de promesses d’achat que le groupe japonais. La nature plus « court terme » de ces promesses, en général deux semaines, a contraint les institutio­ns financière­s à se couvrir au cas où elles seraient converties. Ces institutio­ns se sont donc mises à acheter les actions sous-jacentes par précaution, faisant elles aussi monter les cours. La boucle était bouclée.

Coquilles vides et chèques en blanc

L’autre signe de la déraison qui s’est emparée de Wall Street, ce sont les Spac, l’acronyme de « Special Purpose Acquisitio­n Company ». Ces sociétés cotées en Bourse sont des coquilles vides dont l’unique activité est de racheter d’autres entreprise­s. Elles existent depuis les années 1980 mais sont devenues la mode de 2020. Plus de 80 opérations de ce type, rassemblan­t près de 34 milliards de dollars, ont été menées cette année principale­ment sur des entreprise­s de croissance. Et 45 autres sont dans les tuyaux. L’idée est de collecter de l’argent, d’abord auprès de grands investisse­urs, et, dans un second temps, auprès du grand public, afin d’acquérir une société dont l’identité n’est pas encore connue. L’investisse­ur ne conduit pas d’analyse plus poussée que de regarder l’expérience des dirigeants de cette société et leur entregent. C’est un véritable chèque en blanc. L’avantage est essentiell­ement de pouvoir ainsi coter une entreprise sans devoir passer par la publicatio­n des complexes documents financiers et comptables. Adieu la transparen­ce chère aux marchés financiers. Et les échecs ne sont pas rares. Dans les deux cas, le mal à la racine est le même : trop de liquidités dans un monde où les opportunit­és sont rares. Cette instabilit­é financière, limitée tant qu’elle reste sur les marchés boursiers, est l’un des prix à payer du sauvetage de l’économie par les banques centrales.

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