Jared Diamond : « Face aux crises, l’honnêteté est un critère qui fait défaut à certains dirigeants »
Le grand savant américain analyse les leviers des individus et des nations face à l’adversité, dans un vaste périple historico-sociologique à travers plusieurs pays.
Jared Diamond aurait fait un merveilleux encyclopédiste. Géographe, historien, biologiste, anthropologue, cette figure de la pensée écologiste américaine s’est fait connaître en Occident – et notamment de notre ancien Premier ministre Edouard Philippe – en publiant il y a quinze ans Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Gallimard). Un best-seller mondial dans lequel il racontait comment les civilisations succombaient de n’avoir pas su refréner à temps leurs pulsions prédatrices envers la nature. Beaucoup moins sombre, son dernier essai, Bouleversement (Gallimard), s’inspire de la manière dont les individus surmontent – ou non – les crises, pour en tirer des enseignements à l’échelle des nations. Entretien avec un octogénaire « hybride ».
Vous avez écrit ce livre avant l’apparition du coronavirus. Nous sommes aujourd’hui confrontés à ce que l’on peut appeler la crise par excellence, non ?
Jared Diamond Oui et non ! Oui, parce qu’elle tue les gens rapidement et sans équivoque, et que chacun est en danger. Non, dans le sens où le Covid-19 n’est qu’une bagatelle au regard de nos difficultés les plus graves. Quand bien même le taux de mortalité atteindrait 2 %, il ne tuerait « que » 154 millions de personnes sur une population mondiale de 7,7 milliards, ce qui laisserait 7,5 milliards de personnes, bien plus qu’il n’en faut pour faire avancer la civilisation. Les problèmes les plus cruciaux aujourd’hui sont le changement climatique, l’épuisement des ressources, l’inégalité et le risque nucléaire, qui peuvent soit nous tuer tous, soit mettre en péril le niveau de vie de chacun d’entre nous. Mais le Covid-19 exigeant des solutions mondiales, si nous réussissons à les trouver, nous serons préparés pour résoudre le défi majeur du réchauffement.
En quoi le parallèle entre les individus et les nations est-il si intéressant ?
Je me suis aperçu que tous les pays dans lesquels j’ai vécu et que je connais le mieux – le Chili, la Finlande, le Japon, l’Australie, l’Allemagne, les Etats-Unis, l’Indonésie – avaient récemment connu, connaissaient ou allaient bientôt connaître une crise. Puis je me suis souvenu de ce que m’avait raconté ma femme, Marie, psychologue clinicienne, à propos des facteurs laissant présager chez les patients l’éventuel dépassement de leurs difficultés personnelles. Je me suis dit qu’on pouvait appliquer ces critères aux crises nationales. Dans certains cas, les indicateurs individuels et nationaux sont très similaires : par exemple, les individus obtiennent ou non l’aide de leurs amis, les prennent parfois comme modèles pour trouver des solutions. Les nations, elles aussi, se servent des pays pour trouver de l’aide ou de l’émulation. Parfois, le rapport est moins direct mais l’idée est la même : la force de l’ego, par exemple, joue un rôle important pour les individus, et il en va de même pour son équivalent à l’échelle collective, l’identité nationale.
D’après votre analyse comparative, quelles aptitudes les pays doivent-ils posséder pour affronter la crise sanitaire et économique ?
J’ai listé une douzaine de facteurs, valables pour toutes les crises : reconnaître la gravité de la situation ; assumer la responsabilité d’entreprendre quelque chose pour y remédier plutôt que de simplement blâmer les autres ; être patient, chercher de l’aide et des modèles ; enfin, être honnête ! L’honnêteté est un critère qui, malheureusement, fait défaut à certains dirigeants – et à certaines parties de la population. Je pense au président Trump, au Premier ministre britannique, Boris Johnson, mais aussi à mes concitoyens californiens qui vont à des fêtes sans masque, s’embrassent et s’étreignent, puis sont choqués lorsqu’ils sont infectés par le virus.
Quels pays vous paraissent-ils aujourd’hui mieux armés que d’autres ?
Il faut tenir compte des paramètres géographiques, ainsi que des critères culturels. La Nouvelle-Zélande et l’Australie ont eu relativement peu de cas de Covid, en grande partie parce qu’elles sont isolées et que le seul moyen pratique de s’y rendre est l’avion. L’autorité a également joué : les Premiers ministres de ces deux pays ont fortement restreint les voyages en avion, et le Premier ministre australien a interdit tout voyage entre ses Etats et territoires. Le Brésil, en revanche, a connu un grand nombre de cas, principalement à cause d’un président exceptionnellement ignorant. La Finlande et le Vietnam ont bien géré la situation pour des raisons politiques et culturelles. La Finlande a compris, après avoir été attaquée par l’Union soviétique, en 1939, et s’être retrouvée coupée de ses sources de ravitaillement extérieures, qu’elle devait être prête à tout. Elle a réussi à préserver son indépendance au prix d’énormes pertes humaines. Face au Covid-19, le gouvernement n’a pas tergiversé : il a mis en place un conseil de crise, et très vite stocké des masques, ainsi que du carburant, des céréales, des produits chimiques, des médicaments. Le Vietnam, lui, s’est souvenu du nombre de morts que l’épidémie de Sras de 2002 lui avait infligé, et a aussitôt isolé les malades.
Churchill disait : « Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise. » Ces moments de rupture sont-ils une occasion, ou la condition, pour changer en profondeur, tant au niveau individuel que collectif ?
Ni les individus ni les nations n’ont besoin d’une crise pour cela. Moi qui suis né en 1937, je me souviens très bien de ce qui s’est
passé en Europe dans les années 1950, lorsque Konrad Adenauer et les dirigeants de la France, de la Belgique, de l’Italie et d’autres pays européens ont décidé de réformer leur continent et de bâtir les fondations de l’Union européenne pour éviter, précisément, qu’une autre guerre mondiale ne survienne. Cela posé, il ne fait aucun doute que les nations, comme les individus, ont davantage tendance à agir lorsque l’urgence le commande, plutôt qu’à réfléchir en amont. de l’écrasante prééminence scientifique et technologique mondiale américaine. Les qualités nécessaires pour devenir un scientifique imaginatif sont les mêmes que celles requises pour devenir un immigrant : le courage, l’ambition et la volonté de prendre des risques.
Quel effet l’émergence de leaders populistes dans le monde peut-elle avoir, sachant que la personnalité des dirigeants a donc une réelle influence sur le cours de l’Histoire ?
L’importance des responsables populistes se rapporte à une question beaucoup plus large, celle du rôle des chefs en général. Les historiens débattent depuis longtemps pour savoir si des gouvernants exceptionnels font vraiment la différence, ou si les circonstances sont tellement déterminantes qu’aucun individu ne peut réellement peser de manière décisive. Si de Gaulle était mort en 1956, la France se serait-elle dotée d’une constitution avec une présidence forte, et la guerre d’Algérie aurait-elle été résolue ? Mon pays n’a été qu’une seule fois aux prises avec un dictateur. Il s’agissait d’Huey Long, gouverneur de l’Etat de Louisiane, une figure charismatique qui avait créé sa propre police privée et son gouvernement local dans les années 1930. Après son assassinat, en 1935, aucun autre responsable américain n’est allé aussi loin. Mais posezmoi à nouveau cette question dans quatre ans, quand j’aurai fini mon prochain livre, qui évoque ce sujet !
Vous citez l’exemple du Chili pour montrer qu’une démocratie bien installée peut basculer dans une atroce dictature telle que celle de Pinochet. Quel est, à votre avis, le facteur clef permettant ce type de retournement complet ?