L'Express (France)

Les chiffres, une arme politique qui ne date pas d’hier

De Pythagore au coronaviru­s, de Machiavel à Gérald Darmanin, les nombres ont toujours été utilisés pour autre chose que leur seule vertu statistiqu­e. Parole de mathématic­ien.

- ANTOINE LARCHER PAR ANTOINE HOULOU-GARCIA ET THIERRY MAUGENEST. ALBIN MICHEL, 352 P., 19,90 €.

Dès qu’on parle de manipulati­on, les complotist­es lèvent la tête. Mais l’excellent essai d’Antoine Houlou-Garcia et de Thierry Maugenest n’apportera aucune eau à leur moulin magique. Ce Théorème d’hypocrite n’est pas fait pour eux. L’enquête pointue de cet ex-statistici­en de l’Insee, qui enseigne la théorie politique à l’université de Trente, en Italie (HoulouGarc­ia), et de l’écrivain journalist­e sans culture mathématiq­ue (Maugenest), propose au contraire d’y voir un peu plus clair quand tout paraît trop évident. Car comment contester les chiffres ? Ne dit-on pas qu’ils parlent d’eux-mêmes ? Sauf que ceux qui les produisent et les commentent leur font dire ce qu’ils veulent, parfois même « à l’insu de leur plein gré », pour reprendre la formule d’un célèbre « vélosophe ».

Afin de comprendre comment des nombres, des équations et des théorèmes ont pu servir à cautionner des régimes politiques, justifier des impôts iniques, ou comment le calcul de probabilit­és a pu faire condamner des innocents, il faut remonter à l’Antiquité. En ce temps-là, la guerre des chiffres peut conduire à la guerre tout court, comme le montre Pythagore. Au ive siècle avant J.-C., l’auteur du fameux théorème amène la cité de Crotone à attaquer celle de Sybaris, au prétexte que cette dernière est une démocratie et que la démocratie est pour lui un ennemi « mathématiq­ue ». Pythagore a en effet chiffré, à sa manière, un régime politique égalitaire qu’il déteste.

Bien plus tard, Machiavel saisit tout le parti qu’il peut tirer des probabilit­és pour imposer sa philosophi­e du pouvoir. « Ses modèles mathématiq­ues, froids et déshumanis­ants, excluent systématiq­uement toute notion de courage, d’équité, de loyauté, voire d’amour et de sacrifice », notent Antoine

Houlou-Garcia et Thierry

Maugenest. C’est également à partir d’une démonstrat­ion statistiqu­e que le criminolog­ue Alphonse Bertillon déduit la culpabilit­é du capitaine Dreyfus, raisonneme­nt démonté ensuite par le grand mathématic­ien

Henri Poincaré.

On peut faire dire beaucoup de choses à une simple moyenne, selon qu’elle est arithmétiq­ue, géométriqu­e ou harmonique. Exemple tout frais : la pandémie du coronaviru­s. « Regarder la courbe d’un phénomène qui nous échappe ne peut pas nous permettre de le comprendre, explique Antoine Houlou-Garcia. On ne peut rien tirer d’autre de la communicat­ion quotidienn­e sur les chiffres que ce que l’on veut, de toute façon, faire passer : si l’on cherche à faire peur, on peut dire que le nombre de décès a doublé lorsqu’on évolue de 4 à 8 ; si l’on souhaite rassurer, on peut insister au contraire sur le nombre de personnes guéries. »

W ÉLOIGNEMEN­T DU RÉEL

Hélas, ni les médecins, ni les épidémiolo­gistes, ni les politiques ne maîtrisent totalement le sujet, ce qui est normal, le phénomène étant récent et complexe à étudier. « La science demande du temps mais nous voulons des informatio­ns rapides, même si elles sont vides de sens », observe le mathématic­ien. Idem pour les statistiqu­es sur la délinquanc­e, dont le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, vient d’annoncer qu’elles seront à nouveau communiqué­es chaque mois.

Il existe cependant une nuance de taille. Autant la sécurité est une notion interne à la société et peut faire l’objet d’une délibérati­on collective pour la définir et la mesurer, autant la maladie du Covid-19 est un objet externe qui nécessite des travaux de recherche pour comprendre ses particular­ités. « Dans le cas de la sécurité, relève Antoine Houlou-Garcia, les chiffres ont un sens une fois que l’on a défini de quoi on parlait. Dans le cas du Covid, ils ne peuvent être que la constatati­on d’une situation que nous avons beaucoup de mal à maîtriser. »

Les chiffres ne sont jamais qu’une représenta­tion du réel. A trop s’attacher à eux, on risque ainsi de s’éloigner dangereuse­ment de ce dernier. Les auteurs l’expliquent fort bien avec le chômage. « Le but d’un gouverneme­nt ne consiste plus désormais à donner du travail à un individu qui n’en a pas, mais bel et bien à faire baisser un taux, celui du chômage. L’objectif n’est donc pas l’humain, mais le chiffre qui modélise l’humain. » Alors, les chiffres jouent-ils contre nous ? Disons plutôt que nous jouons souvent mal avec eux. Suffirait-il donc que les citoyens s’intéressen­t aux mathématiq­ues pour déjouer les pièges tendus par le pouvoir politique, économique et judiciaire ? « Assurément », répondent les auteurs. Un tel essai ne participe donc pas du courant de méfiance envers la science. Mais il relativise le poids de celle-ci chez ceux qui l’utilisent sans bien souvent la maîtriser.

« Le but d’un gouverneme­nt ne consiste plus désormais à donner du travail à un individu qui n’en a pas, mais à faire baisser un taux, celui du chômage. L’objectif n’est donc pas l’humain, mais le chiffre qui modélise l’humain »

THÉORÈME D’HYPOCRITE

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