Les chiffres, une arme politique qui ne date pas d’hier
De Pythagore au coronavirus, de Machiavel à Gérald Darmanin, les nombres ont toujours été utilisés pour autre chose que leur seule vertu statistique. Parole de mathématicien.
Dès qu’on parle de manipulation, les complotistes lèvent la tête. Mais l’excellent essai d’Antoine Houlou-Garcia et de Thierry Maugenest n’apportera aucune eau à leur moulin magique. Ce Théorème d’hypocrite n’est pas fait pour eux. L’enquête pointue de cet ex-statisticien de l’Insee, qui enseigne la théorie politique à l’université de Trente, en Italie (HoulouGarcia), et de l’écrivain journaliste sans culture mathématique (Maugenest), propose au contraire d’y voir un peu plus clair quand tout paraît trop évident. Car comment contester les chiffres ? Ne dit-on pas qu’ils parlent d’eux-mêmes ? Sauf que ceux qui les produisent et les commentent leur font dire ce qu’ils veulent, parfois même « à l’insu de leur plein gré », pour reprendre la formule d’un célèbre « vélosophe ».
Afin de comprendre comment des nombres, des équations et des théorèmes ont pu servir à cautionner des régimes politiques, justifier des impôts iniques, ou comment le calcul de probabilités a pu faire condamner des innocents, il faut remonter à l’Antiquité. En ce temps-là, la guerre des chiffres peut conduire à la guerre tout court, comme le montre Pythagore. Au ive siècle avant J.-C., l’auteur du fameux théorème amène la cité de Crotone à attaquer celle de Sybaris, au prétexte que cette dernière est une démocratie et que la démocratie est pour lui un ennemi « mathématique ». Pythagore a en effet chiffré, à sa manière, un régime politique égalitaire qu’il déteste.
Bien plus tard, Machiavel saisit tout le parti qu’il peut tirer des probabilités pour imposer sa philosophie du pouvoir. « Ses modèles mathématiques, froids et déshumanisants, excluent systématiquement toute notion de courage, d’équité, de loyauté, voire d’amour et de sacrifice », notent Antoine
Houlou-Garcia et Thierry
Maugenest. C’est également à partir d’une démonstration statistique que le criminologue Alphonse Bertillon déduit la culpabilité du capitaine Dreyfus, raisonnement démonté ensuite par le grand mathématicien
Henri Poincaré.
On peut faire dire beaucoup de choses à une simple moyenne, selon qu’elle est arithmétique, géométrique ou harmonique. Exemple tout frais : la pandémie du coronavirus. « Regarder la courbe d’un phénomène qui nous échappe ne peut pas nous permettre de le comprendre, explique Antoine Houlou-Garcia. On ne peut rien tirer d’autre de la communication quotidienne sur les chiffres que ce que l’on veut, de toute façon, faire passer : si l’on cherche à faire peur, on peut dire que le nombre de décès a doublé lorsqu’on évolue de 4 à 8 ; si l’on souhaite rassurer, on peut insister au contraire sur le nombre de personnes guéries. »
W ÉLOIGNEMENT DU RÉEL
Hélas, ni les médecins, ni les épidémiologistes, ni les politiques ne maîtrisent totalement le sujet, ce qui est normal, le phénomène étant récent et complexe à étudier. « La science demande du temps mais nous voulons des informations rapides, même si elles sont vides de sens », observe le mathématicien. Idem pour les statistiques sur la délinquance, dont le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, vient d’annoncer qu’elles seront à nouveau communiquées chaque mois.
Il existe cependant une nuance de taille. Autant la sécurité est une notion interne à la société et peut faire l’objet d’une délibération collective pour la définir et la mesurer, autant la maladie du Covid-19 est un objet externe qui nécessite des travaux de recherche pour comprendre ses particularités. « Dans le cas de la sécurité, relève Antoine Houlou-Garcia, les chiffres ont un sens une fois que l’on a défini de quoi on parlait. Dans le cas du Covid, ils ne peuvent être que la constatation d’une situation que nous avons beaucoup de mal à maîtriser. »
Les chiffres ne sont jamais qu’une représentation du réel. A trop s’attacher à eux, on risque ainsi de s’éloigner dangereusement de ce dernier. Les auteurs l’expliquent fort bien avec le chômage. « Le but d’un gouvernement ne consiste plus désormais à donner du travail à un individu qui n’en a pas, mais bel et bien à faire baisser un taux, celui du chômage. L’objectif n’est donc pas l’humain, mais le chiffre qui modélise l’humain. » Alors, les chiffres jouent-ils contre nous ? Disons plutôt que nous jouons souvent mal avec eux. Suffirait-il donc que les citoyens s’intéressent aux mathématiques pour déjouer les pièges tendus par le pouvoir politique, économique et judiciaire ? « Assurément », répondent les auteurs. Un tel essai ne participe donc pas du courant de méfiance envers la science. Mais il relativise le poids de celle-ci chez ceux qui l’utilisent sans bien souvent la maîtriser.
« Le but d’un gouvernement ne consiste plus désormais à donner du travail à un individu qui n’en a pas, mais à faire baisser un taux, celui du chômage. L’objectif n’est donc pas l’humain, mais le chiffre qui modélise l’humain »
THÉORÈME D’HYPOCRITE
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