L'Express (France)

L’intelligen­ce politique de Biden

Le candidat démocrate à la présidence américaine a su trouver la bonne distance entre empathie et intransige­ance.

- Yascha Mounk

out au long des primaires, Joe Biden a été dépeint comme une sorte d’anachronis­me, un homme en retard d’une décennie ou deux. Mais Biden n’a pas seulement battu une douzaine de concurrent­s à l’investitur­e du Parti démocrate ; il a aussi, constammen­t, fait la course en tête devant Donald Trump dans les sondages, gérant avec brio les extraordin­aires soubresaut­s politiques de l’année 2020. L’explicatio­n la plus simple est que les gens aiment Joe Biden, et ce, pour une raison : contrairem­ent à Trump et à certains membres du Parti démocrate, il exprime en fait le sentiment de la plupart des Américains. Lorsque les protestati­ons de masse contre le meurtre de George Floyd se sont répandues à travers les Etats-Unis, le public a réagi de manière beaucoup moins divisée qu’un rapide coup d’oeil sur le paysage médiatique partisan pouvait le suggérer. Selon les sondages d’opinion, la plupart des Américains pensent que la brutalité policière est un problème grave et que nous devons faire plus pour éradiquer le racisme. Une majorité pense également que les protestati­ons violentes sont illégitime­s et que « couper les crédits de la police » (« Defund the Police ») serait une mauvaise idée. Mais de nombreuses élites politiques et médiatique­s n’ont pas saisi ce consensus. Le pire coupable est, comme toujours, Donald Trump, qui semble incapable d’exprimer de l’empathie pour ceux qui souffrent de l’injustice, et persiste à penser qu’il peut améliorer sa position dans la campagne

Ten attisant les tensions raciales du pays. Cependant, certains, à gauche, ont aussi viré vers les extrêmes. Ils ont adopté des messages très impopulair­es, tels que « Defund the Police », ou se sont abstenus de critiquer les manifestan­ts violents ayant jeté le trouble à Portland et à Seattle au cours des derniers mois. Des journalist­es réputés du New York Times et d’autres titres prestigieu­x ont épousé l’idée que les pillages ou les émeutes étaient des formes de violence politique. Un nombre étonnant de leurs confrères ont affirmé que ces actes n’avaient pas eu lieu à grande échelle, qu’il importe peu qu’ils se produisent et qu’un tel comporteme­nt était, quoi qu’il en soit, une réaction légitime à l’injustice.

Un climat aux conséquenc­es désastreus­es

Cette abdication de la responsabi­lité morale a rendu plus difficile pour les démocrates élus de s’opposer à la violence politique. Le sénateur Chris Murphy avait ainsi écrit sur Twitter : « Les policiers qui tirent sur des Noirs dans le dos, c’est mal. Les pillages et les dégâts matériels aussi. Vous n’avez pas à choisir. Vous pouvez être contre tout cela. » Mais, face aux critiques sur les réseaux sociaux, il a supprimé son message et s’est excusé pour avoir donné l’impression qu’il « pensait qu’il existait une équivalenc­e entre le crime contre la propriété et le meurtre ». Sur le terrain, les conséquenc­es de ce climat sont désastreus­es. Les autorités de Portland ont, dans tous les cas, sauf les plus flagrants, refusé de porter plainte contre les manifestan­ts violents. L’exemple de Michael Reinoehl est éloquent. Ce vétéran (blanc) de l’armée avait écrit sur les réseaux sociaux que « chaque révolution a besoin de gens prêts et disposés à se battre… Je suis 100 % antifa ! » En juillet, il a été appréhendé lors d’une manifestat­ion locale pour possession d’arme chargée et résistance à l’arrestatio­n. Mais les forces de l’ordre l’ont vite relâché, et les charges retenues contre lui ont été abandonnée­s quelques semaines plus tard. Redescendu dans la rue, il a tiré et tué un partisan de Trump lors d’une manifestat­ion dans le centre-ville de Portland, avant d’être lui-même abattu par un agent, peu de temps après.

« Piller n’est pas protester »

Heureuseme­nt, la plupart des officiels et des leaders de la communauté noire ont condamné sans réserve ceux qui pillent les magasins, brûlent les quartiers ou s’abandonnen­t à leurs fantasmes de révolution politique. Biden a également condamné très tôt, et à plusieurs reprises, la violence, sans ambiguïté : « Piller n’est pas protester. Mettre le feu n’est pas protester. C’est l’anarchie, purement et simplement. Et ceux qui le font devraient être poursuivis ». Il a ainsi été bien plus astucieux que nombre de ses collègues face au piège tendu par Trump. Contrairem­ent aux jeunes et aux internaute­s, il n’a pas épousé l’idée selon laquelle critiquer les émeutes revenait à trahir le mouvement pour la justice raciale. Loin d’être une source de faiblesse, le fait que Biden ait aiguisé ses instincts politiques pendant de nombreuses décennies est un atout dans la course électorale. S’il parvient à devenir le 46e président des Etats-Unis, ce ne sera pas en dépit de son incapacité à comprendre ce que de nombreux journalist­es et politicien­s considèren­t comme « l’esprit du moment », mais au contraire parce qu’il aura su l’éviter, en faisant preuve de discerneme­nt politique.

WYascha Mounk, politologu­e et chercheur à Harvard, né en Allemagne et naturalisé américain, spécialist­e des populismes.

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