L'Express (France)

Liban : des mots sur les maux

Gros plan sur le pays du Cèdre et des guerres, de l’harmonie et des drames, des snipers et des… écrivains, avec les ouvrages de quatre auteurs.

- PAR DIMA ABDALLAH.

Pas une rentrée littéraire sans roman ou récit traitant du pays du Cèdre. Non seulement cette petite nation de 5,5 millions d’habitants (et riche d’une diaspora estimée à quelque 12 millions de personnes) recèle un nombre impression­nant d’écrivains, mais elle aimante aussi tout visiteur d’un jour. Alors que Beyrouth, « sept fois détruite, sept fois reconstrui­te », comme le veut la légende populaire, connaît l’une des heures les plus sombres de son histoire, L’Express zoome sur quatre évocations du Liban d’hier et d’aujourd’hui : avec Dima Abdallah, 43 ans, exilée en France depuis 1989 ; Sabyl Ghoussoub, 31 ans, photograph­e baladeur ; Diane Mazloum, 40 ans, romancière, et le comédien Jacques Weber, libanais de coeur depuis ses premières foulées dans un Beyrouth en guerre.

Dima Abdallah

Une petite fille sans pleurs

Dima Abdallah le dit et le redit, « il ne s’agit pas là d’un témoignage sur la guerre », tout en convenant que l’interminab­le conflit libanais reste un terreau fertile pour exacerber les sentiments de ses personnage­s. Il est vrai que ce roman à deux voix, celles d’une fille et de son père, est avant tout une merveilleu­se histoire d’amour filial, un étonnant exercice d’admiration et de douleur. Ecrit d’un trait, dans une fluidité due à de longues années de maturation,

Mauvaises herbes n’avait pas forcément vocation à être publié. Depuis sa prime enfance, Dima Abdallah, dont le père était poète et la mère, romancière, trace des mots. Mais, aujourd’hui, l’archéologu­e quadragéna­ire, spécialist­e de l’Antiquité tardive, saute le pas. A raison. Son premier roman a d’ores et déjà reçu le prix Envoyé par la Poste, tout en cumulant des critiques élogieuses. La langue, chatoyante, poétique, aux parfums de jasmin et de bougainvil­lier, mais aussi cette guerre vue à hauteur d’enfant et d’adulte impuissant sont le sel de ce récit intriguant, qui débute dans une cour d’école beyrouthin­e et s’achève, quelques décennies plus tard, dans une rue parisienne.

Beyrouth, 1983. Les tirs s’intensifie­nt, les élèves sanglotent en choeur ; la petite héroïne, six ans, cheveux bouclés, elle, ne pleure pas et prie pour que les explosions perdurent, ainsi son « géant » de père viendra la chercher, tel un chevalier des temps modernes. Première scène édifiante que cette ouverture romanesque, où l’on comprend d’emblée la force des liens familiaux et l’imperméabi­lité de ces deux êtres à leur environnem­ent. C’est en « étrangers » qu’ils se replient : la fillette rebelle, « ni chrétienne ni musulmane, ni croyante, ni athée », ne se réclame d’aucune tribu, tout comme son père, poète et écrivain. « La seule chose que je sais, c’est faire semblant que tout va bien et sortir deux ou trois blagues », écrit-il. Sa fille aussi fait semblant, rit, la boule au ventre, écoute son géant chanter les plantes, ne se plaint jamais.

Mais il n’est pas bon d’être un électron libre dans le Liban éventré des années 1980. Un jour, en 1989, la jeune narratrice, sa mère, journalist­e et prof de français, et le petit frère s’envolent pour la France, laissant le poète seul avec ses rouleaux de papier, son stylo et ses remords. La déchirure est totale de part et d’autre de la Méditerran­ée… De même, Dima Abdallah a-t-elle quitté à 12 ans son pays en guerre. Depuis, elle a embrassé la langue française et elle compose à partir de son enfance singulière une geste universell­e.

MAUVAISES HERBES

SABINE WESPIESER, 240 P., 20 €.

Jacques Weber

Un acteur dans la tourmente

Quelle histoire ! Lui aussi a connu les bombardeme­nts beyrouthin­s, les snipers, les bazookas ; lui aussi a eu peur, très peur, mais lui le concède – le proclame, même – trente-cinq ans après les faits. Quelle mouche a bien pu piquer Jacques Weber, qui remplit à l’époque le théâtre Mogador tous les soirs avec le Cyrano de Jérôme Savary, pour s’engager dans cette galère ? En guise de mouche, c’est un rat, « un rat dans la gorge », qui a poussé l’acteur à accepter la propositio­n de Jocelyne Saab, documentar­iste libanaise, à venir jouer dans une ville, momentaném­ent « calme ». Incapable de déclamer les tirades de Rostand, il se sent apte, en revanche, à murmurer les dialogues d’un intellectu­el libanais dans le film Une vie suspendue, tourné en décors réels. C’est ainsi qu’en compagnie de sa femme, Christine – leur enfant d’un an et demi laissé sous la bonne garde de la grand-mère –, il se retrouve, le 11 octobre 1984, à 34 ans, dans l’aéroport dévasté de Beyrouth.

Dès la douane passée, le couple voit son premier mort. Le début de deux mois de frayeurs, de colères et de doutes, mais aussi de moments lumineux et de chaleur. Immeubles éventrés, barrages multiples, ascenseurs en panne, mômes armés jusqu’aux dents, fusillades... Un quotidien impossible à supporter s’il n’y avait eu Asma, la directrice de production du film, à la voix chantante, et aussi Samir, Selim, Jocelyne, Abdel, Samy, Jean-Pierre et… des litres d’arak, eau-de-vie redoutable. Il faut

se familiaris­er avec la géographie guerrière – milices chrétienne­s, maronites, chiites, sunnites, druzes, Hezbollah, armée israélienn­e –, avec la ligne verte, « frontière » entre Beyrouth Ouest et Est, apprendre aussi à prononcer les sons gutturaux de l’arabe, à peindre des arabesques. Jacques Weber s’y attelle, dans un mélange de crainte et d’enthousias­me. « On ne joue pas avec la guerre ; on y est un pitre, un olibrius, un moule-à-gaufres », écrit-il joliment aujourd’hui.

Au cours de son récit, alerte, sincère et, somme toute, passionnan­t, surgissent des scènes surréalist­es : ainsi de ce restaurant « routier » en allant vers Baalbek, où l’équipée se retrouve entourée de combattant­s de tous bords, les armes pendues aux portemante­aux. Un moment de « conviviali­té » avant d’aller s’entre-tuer dans les montagnes… Ainsi, aussi, de l’épisode croquignol­esque qui voit le producteur du film entraîner l’acteur, mort de trouille, dans le téléphériq­ue de Jounieh, pour lui remettre, loin des regards, une grosse enveloppe bourrée de livres libanaises. Jacques et Christine repartiron­t sains et saufs, le tournage achevé, bardés de souvenirs et de nouveaux amis. l’appartemen­t de son amie Rose, une galeriste franco-israélienn­e. Après avoir sillonné Tel-Aviv et son quartier arabe, Jaffa, il se rend dans la vieille ville de Jérusalem, « refuge des désespérés du monde », à Haïfa (« Ce territoire, c’est le Liban. C’est la même terre, la même odeur, les mêmes couleurs ») ou encore à Metouba, près de la frontière. « Peptimiste » (« tout pourrait aller plus mal ») à l’instar d’un personnage de l’écrivain Emile Habibi, le narrateur « pactise » avec quelques diablotins juifs (les amis de Rose, réfractair­es au service militaire), tout en se faisant rattraper par sa libanité, libérée de tout carcan confession­nel. Sabyl Ghoussoub, auteur de l’amusant premier roman Un nez juif, en convient : il a lui-même effectué ce voyage sacrilège, espérant ouvrir là une petite brèche dans cette région repliée sur son passé mortifère. Et insuffler de l’humour en lieu et place du drame. BEYROUTH ENTRE PARENTHÈSE­S

Diane Mazloum

Identités flottantes

Elle est née en France, a passé son enfance en Italie ; pour autant, Diane Mazloum est charnellem­ent liée à vie au pays de ses parents, le Liban, où elle a d’ailleurs suivi des études d’art et de design. Mais c’est avec sa plume que la romancière de 40 ans fouille le passé et le présent de cette si jeune nation. Après Beyrouth, la nuit, en 2014, tableau d’une génération dorée et désabusée, et L’Age d’or, en 2018, ressuscita­nt les temps heureux à travers le portrait d’une Miss libanaise, voici Une piscine dans le désert, roman impression­niste sur un pays aux frontières les plus floues, entre paix et guerre, sérénité et anxiété, droit de propriété et devoir impérieux de violation. Leo, l’un des protagonis­tes, est petit-fils d’immigrés au Québec. C’est la première fois qu’il pose les pieds dans le village de ses ancêtres, missionné par son père pour vendre un terrain indûment occupé par les voisins – Fausta, la nièce du maître de maison, y a fait construire une piscine afin de se détendre entre deux séances de fertilisat­ion.

De cette terre, « condensée du Liban », située aux confins de la Syrie et d’Israël, l’on entend les bombardeme­nts provenant de l’autre côté de la montagne… Leo veut aller vite, mais le NordAméric­ain est bientôt séduit par la jeune voisine et par ce pays aussi paradoxal que stimulant. Fausta est habitée par la nostalgie de ses étés familiaux et par ses désirs diffus de maternité, Leo découvre la force insoupçonn­ée de ses racines avec cette terre, jusqu’à songer, un temps, à s’installer ici, près des montagnes impitoyabl­es. A chaque page vibre l’amour de Diane Mazloum pour le pays du Cèdre.

d’exercice au sein d’une clinique huppée, malgré un compte en banque bien rempli et des amis célèbres, notre homme ressent « le manque et la nécessité » d’être un artiste, lui aussi.

Mais, à force de boire, il compromet sa carrière sans pour autant réussir à taquiner la muse. Loris Bardi, lui, y parvient brillammen­t avec cette comédie acerbe, souvent drôle, dont le héros désabusé nous entraîne dans le milieu de l’art contempora­in, de l’édition, et de leurs vanités. S’il concocte des scènes fictives facétieuse­s avec Jonathan Franzen et le plasticien Michel Blazy, le romancier donne le beau rôle aux femmes qui tendront une main secourable (et pas que) à son spécialist­e de l’hallux valgus : Valentina, galeriste sinophile prompte à initier Thomas aux subtilités de l’art conceptuel, ou encore la très érotique prof de biologie de son fils. Coup d’essai aussi maîtrisé qu’érudit, La Position de schuss nous met (presque) à genoux d’admiration.

BETTY

WWWW✷

Betty. Souvenez-vous de ce prénom. Une petite fillenéeda­nsunebaign­oire,pèreindien,mèreblanch­e, sixième de huit enfants. Derrière elle, c’est une épopée familiale qui se déploie à l’ombre des Appalaches. Une famille où la mère s’entoure la tête de cellophane et se taillade les poignets, où les enfants meurent, souvent par accident, où les filles apprennent à devenir des femmes dans la douleur, l’inceste et le viol. Mais l’univers n’est pas si noir, leur père use de son imaginaire pour faire du quotidien un monde fantastiqu­e et poétique. N’a-t-il pas un coeur de verre dans lequel un oiseau bat des ailes et produit ce bruit : toc-toc, toc-toc ? Avec Betty, sa « petite Indienne », il entretient une relation particuliè­re. Comme lui, elle est la seule de la famille à avoir la peau brune et les cheveux lisses de leurs ancêtres cherokees, comme lui, elle est victime duracisme.Mêmesamère­luidit,unjourdeHa­lloween : « T’as déjà vu une princesse qui te ressemblai­t ? »

Betty est, surtout, le réceptacle des secrets de la famille. Pour ne pas en porter le lourd poids, elle écrit ces histoires, les met dans des bocaux et les enterre. Le début d’une vocation. Pour son premier roman publié en France, Tiffany McDaniel livre un récit d’une infinie violence, inspiré de la vie de sa propre mère. Mais son écriture accorde une large place à la poésie des paysages de l’Ohio et aux légendes indiennes, laissant une sensation de douceur à rebours de nombreux textes récents sur l’Amérique profonde. D’ailleurs, lorsqu’on abandonne Betty à 19 ans, en 1973, elle est devenue une femme forte et une… romancière. Et sa créatrice lauréate du prix du roman Fnac.

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