L'Express (France)

Dubuffet, défricheur de l’inclassabl­e

En quête d’une vérité esthétique détachée des codes culturels dominants, le peintre découvre en Suisse ce qu’il baptise « art brut ». Le Musée d’ethnograph­ie de Genève éclaire le parcours de ce collection­neur atypique.

- LETIZIA DANNERY

les masques suisses de la vallée du Lötschenta­l, qui répondent à son goût pour le carnaval. Une véritable frénésie s’empare de lui, il court partout pour dénicher l’inclassabl­e : « S’il apprenait qu’en quelque canton, un ours s’est mis à peindre, il y bondirait », témoigne Paulhan dans son Guide d’un petit voyage en Suisse (Gallimard, 1947). En France, l’ethnologue Patrick O’Reilly et Georges-Henri Rivière, fondateur du musée des Arts et Traditions populaires, comptent parmi ses interlocut­eurs privilégié­s.

Jean Dubuffet a deux casquettes. Il y a l’artiste, connu sur la place de Paris pour ses peintures bizarres qui célèbrent « l’homme du commun » : « Ce n’est pas être un homme d’exception qui est merveilleu­x. C’est d’être un homme. » Il s’y réclame du dadaïsme et du surréalism­e autant que de l’ethnograph­ie, s’intéressan­t notamment à l’univers des marionnett­es, aux graffitis du métro et aux objets ignorés ou lointains. Une corne de bouvier de Camargue incisée au canif l’inspire aussi bien qu’un bambou gravé kanak, ou que les oeuvres observées lors du périple effectué avec sa femme et muse, Lili, dans le Sahara algérien, où il joue les ethnograph­es. Et puis il y a le collection­neur au long cours, loin de l’esthétique véhiculée par les marchands d’« art nègre » – à la mode en ces temps de colonialis­me triomphant –, estampillé « art primitif », appellatio­n qui horripile Dubuffet. A ses yeux, tout est égal, il n’y a pas de création dominante. L’homme occidental n’est plus au centre du monde : « Il s’agit de rendre le spectateur conscient de sa façon de regarder les choses. »

Par chance, Dubuffet était scrupuleux, limite maniaque : il a soigneusem­ent conservé les notes, les photograph­ies et la correspond­ance relatives à ses prospectio­ns, ce qui a permis aux curateurs de retracer au plus près le parcours de ses acquisitio­ns. Partie prenante de l’histoire, le MEG s’est logiquemen­t saisi de cette saga à deux tiroirs en consacrant (jusqu’au 28 février) une exposition d’envergure au « barbare en Europe », réalisée avec la complicité du Mucem, à Marseille, qui en a présenté une version – réussie – l’hiver dernier. L’institutio­n genevoise y déploie un riche parcours autour de celui qui a eu foi jusqu’au bout en son credo : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle. »

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