L'Express (France)

Fuir les grandes villes : un rêve pas encore devenu réalité

- GILLES MANDROUX G. M.

Les confinés des centres urbains ont fantasmé sur l’idée de s’installer à la campagne. Beaucoup visitent, mais peu franchisse­nt le pas.

Depuis l’expérience inédite du confinemen­t, les Français regardent leur logement d’un oeil nouveau. Dans le coeur des grandes villes, de nombreux propriétai­res ont eu envie de pousser les murs de leur appartemen­t, soudain perçu comme trop exigu pour y abriter une vie familiale vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Prenant leurs marques en télétravai­l, les confinés ont rêvé de changer d’environnem­ent. Pourquoi ne pas quitter la grande ville pour une cité plus aérée, ou s’offrir une vraie maison avec jardin ?

« De telles demandes sont en augmentati­on depuis la crise sanitaire, principale­ment en région parisienne, constate Eric Allouche, directeur exécutif du réseau ERA Immobilier. Ce que nous observons sur certains marchés locaux corrobore cette impression. Ainsi, à Chartres (Eure-et-Loir), 6 biens sur 9 vendus pendant le mois de juin ont été achetés par des Parisiens. C’est du jamais-vu ! » S’installer dans cette ville moyenne située à une heure de train de la capitale donne, en effet, la possibilit­é d’accéder à un tout autre environnem­ent. « En cédant un 50-m2 parisien, vous disposez du budget nécessaire pour vous offrir une belle maison de 150 m2 avec jardin dans le centre de Chartres », poursuit Eric Allouche.

A Lyon, le constat est identique. « La moitié de mes mandats de recherche provient de clients en mal d’espaces extérieurs, explique Yuri Mompo, du réseau Monchasseu­rimmo.com. Par exemple, il y a ce couple disposant d’un budget de 400 000 €, correspond­ant à leur 70-m2 dans le IIIe arrondisse­ment, auquel je propose des pavillons avec jardin à une vingtaine de kilomètres de Lyon, à Saint-Priest, Genas ou Décines-Charpieu. »

La tendance n’est pas récente. Elle s’inscrit dans un mouvement sociétal de fond que la pandémie n’a fait qu’amplifier. « On observe une désaffecti­on pour la grande ville qui s’est fortement accrue avec la crise sanitaire, confirme Agnès Crozet, secrétaire générale du bureau d’études et de conseil l’Observatoi­re Société et Consommati­on (l’ObSoCo). Nous avons sondé un échantillo­n représenta­tif de la population française en juillet, 6 % seulement d’entre eux déclarent vouloir vivre au centre d’une métropole, contre 12 % en 2019. A contrario, l’aspiration à habiter une petite commune ou un village, se situant néanmoins à proximité d’une grande agglomérat­ion et permettant ainsi de bénéficier de ses infrastruc­tures, gagne 7 points depuis 2019 et concerne désormais plus d’un tiers des Français. » Sans surprise, cette envie d’aller vivre ailleurs se révèle bien plus prégnante chez ceux qui ne disposent d’aucun espace extérieur (77 %) que chez ceux qui peuvent profiter d’un jardin (44 %).

Pendant le confinemen­t et à sa sortie, les agences immobilièr­es ont donc vu les recherches de biens en dehors des grandes villes exploser. « Sur notre site Internet, les requêtes “maison de campagne” ont bondi de 156 % entre le 11 et le 30 mai », relève Laurent Vimont, président du réseau Century 21.

Les aspirants à la migration au vert ont-ils concrétisé leur projet ? « Les intentions ne sont pas des actions, répond sans détour Laurent Vimont. Si le confinemen­t a provoqué des envies, le passage à l’acte n’a pas eu lieu. Beaucoup de visites ont été effectuées mais les compromis de vente

Les personnes libres d’aménager leur temps de travail sont passées à l’acte

signés par ces candidats à la délocalisa­tion ont été marginaux. » Même analyse chez SeLoger.com, qui a relevé que 29 % des Francilien­s ont élargi leur périmètre de recherche et prospecten­t désormais en dehors des grandes agglomérat­ions.

« Mais l’exode urbain, que certains annonçaien­t, n’est pas à l’ordre du jour. Même si la banalisati­on du télétravai­l change la donne, force est de constater que c’est en ville que se concentre l’emploi. Entre le 11 mai et le 31 août de cette année, les métropoles ont continué de figurer en bonne place dans les recherches effectuées sur notre site, à l’achat comme à la location », souligne une récente étude de la plateforme d’annonces immobilièr­es la plus fréquentée.

A l’heure de concrétise­r le passage du rêve à la réalité, les aspirants à un environnem­ent moins urbain entrevoien­t les difficulté­s inhérentes à une telle migration. « Après s’être déplacés pour visiter quelques biens, ils prennent conscience qu’un changement de lieu de résidence est compliqué parce qu’il faut changer les enfants d’école, organiser un déménageme­nt, s’éloigner de son cercle de proches… Après avoir retrouvé leur liberté de mouvement, ils mesurent le nombre d’obstacles qu’ils devraient franchir et la plupart d’entre eux abandonnen­t leur projet », poursuit Laurent Vimont.

La délocalisa­tion hors des grands centres urbains reste donc pour l’heure une tendance embryonnai­re. De surcroît, les perspectiv­es de solutions thérapeuti­ques et de vaccinatio­n contre le Covid-19, annoncées pour les mois à venir, sont de nature à atténuer la crainte de revivre un confinemen­t long et la peur d’être contaminé dans les quartiers à forte densité de population.

Surtout, l’absence de visibilité des salariés sur la pérennité du télétravai­l dans leur entreprise constitue un frein rédhibitoi­re à une acquisitio­n immobilièr­e loin de leur bureau. Signe révélateur : ceux qui ont franchi le pas sont majoritair­ement des actifs maîtres de l’organisati­on de leur agenda profession­nel et libres d’aménager leur mobilité. Minoritair­es, ils se concentren­t dans la clientèle à revenus élevés et font le bonheur des agences immobilièr­es spécialisé­es dans le segment des biens haut de gamme. « Il s’agit souvent de jeunes entreprene­urs de 40-45 ans qui peuvent travailler à distance quelques jours par semaine ou de cadres supérieurs en situation d’imposer un télétravai­l partiel à leurs employeurs », observe Philippe Thomine-Desmazures, directeur de Barnes Côte basque. Résultat : l’activité de l’agence est en nette progressio­n depuis la fin du confinemen­t par rapport à la même période en 2019, grâce à cette clientèle désireuse de changer de vie. Disposant d’un budget moyen de 1,1 million d’euros, elle représente environ un tiers des ventes. Certains souhaitent acquérir une résidence principale au Pays basque tout en gardant un pied-à-terre plus modeste à Paris, d’autres préfèrent acheter une maison secondaire confortabl­e ici pour pouvoir s’y replier plus souvent à l’avenir.

Sur les transactio­ns réalisées cet été par l’agence, la part des biens destinés à devenir la résidence principale des acheteurs s’élève à 50 %, soit 2 fois plus que

Balcon, terrasse, jardinet… Un coin de ciel ouvert en plein centre-ville est une denrée qui fait désormais briller les yeux des acquéreurs immobilier­s. De quoi faire flamber les prix des logements offrant ce petit luxe dans les quartiers les plus recherchés des grandes agglomérat­ions. En moyenne, un balcon ou une terrasse augmente de 8,8 % le tarif d’un appartemen­t, dans les 11 plus grandes cités françaises, selon les données de MeilleursA­gents.com. Mais ce chiffre moyen cache des écarts notables, selon le potentiel d’utilisatio­n de l’espace extérieur. Notamment au regard de son capital soleil : la surcote se réduit, en effet, à 3,6 % à Lille, contre 15,9 % à Marseille.

Autre facteur discrimina­nt : l’étage. La plus-value moyenne d’un balcon ou d’une terrasse est 2 fois plus importante au dernier niveau de l’immeuble (14,6 %) qu’au deuxième (6,9 %). La superficie pèse forcément aussi sur le coefficien­t de valorisati­on de l’espace en question. Vous avez un extérieur grand, agréable et aménageabl­e ? Jackpot ! La surprime peut grimper jusqu’à 30 % pour les terrasses de plus de 50 m2. En revanche, au-dessous de l’été passé. Cette nouvelle demande tire les prix à la hausse. Illustrati­on : cette villa de la fin du xixe siècle en plein coeur de Biarritz (Pyrénées-Atlantique­s), qui peinait à se vendre depuis huit ans en raison des prétention­s tarifaires exagérées de son propriétai­re, d’une superficie habitable de 400 m2, sur un terrain de 1 000 m2, est partie cet été au prix de 3,7 millions d’euros, alors que sa valeur était estimée plutôt à 3 millions ! La même dynamique est observée par les agences Barnes sur la Côte d’Azur pour des villas ; les appartemen­ts, à Cannes, dans les Alpes-Maritimes, notamment, étant aujourd’hui davantage boudés.

WW10 m2, leur présence n’a qu’un impact modéré sur les prix des appartemen­ts, de l’ordre de 4,4 %.

Mais le véritable luxe consiste à disposer d’un jardin. Pour un appartemen­t en rez-de-chaussée doté d’un carré de verdure, les profession­nels retiennent habituelle­ment de 25 à 30 % de sa superficie réelle, valorisés au prix du mètre carré de la surface intérieure. Vous cédez un T3 de 65 m2 avec jardinet de 30 m2 à Bordeaux ? Ce lopin de terre privatif derrière vos portes-fenêtres renchérira votre bien d’environ 65 000 €. Mais, quand il s’agit d’une maison avec jardin, le tarif est hors norme au centre des grandes agglomérat­ions à l’urbanisme dense. Au Pré-SaintGerva­is, petite commune de Seine-SaintDenis riveraine de la capitale, les Parisiens en mal d’espace se disputent maisons individuel­les et lofts verdoyants. Récemment, une jolie meulière de 93 m2 avec 196 m2 de jardin s’est vendue 10 752 € du mètre carré de surface habitable ; soit un tarif près de 70 % plus élevé que celui des appartemen­ts situés dans la même rue, qui ont trouvé acquéreurs à 6 350 € le mètre carré en moyenne.

Pour Alexandre, le calcul a été vite fait. « L’an dernier, j’ai voulu acheter un studio pour loger mon fils qui faisait ses études à Lille, mais, en montant mon dossier de crédit avec mon banquier, je me suis aperçu que je pouvais financer l’achat d’un 2-pièces en plus d’un studio dans la ville », confie-t-il. Comme beaucoup, ce cadre supérieur parisien est devenu, pour la première fois à 52 ans, un propriétai­re bailleur. La raison ? Les banques prêtaient à des conditions incroyable­s, moins de 1 % par an sur quinze ans, et la pierre affichait un taux de rentabilit­é largement supérieur à celui des placements financiers, assurance-vie en tête. Selon le réseau Century21, dans le million de transactio­ns réalisées en France, près de 1 sur 4 a été signée par un investisse­ur en 2019 à fin de location. « Cette typologie ne représenta­it que de 8 à 12 % des acheteurs il y a dix ans, observe Henry Buzy-Cazaux, président de l’Institut du management des services immobilier­s. Personne n’avait vraiment anticipé cette hausse. »

Si l’enthousias­me de cette catégorie d’acquéreurs a perduré début 2020, la période de confinemen­t a quelque peu refroidi leur ardeur. « Depuis juin, le marché reste dynamique, mais avec une moindre présence d’investisse­urs, et depuis la mi-août, leur nombre a encore diminué », confie Stéphane Vachot, directeur de Carré Mans, dans la capitale sarthoise. Les grandes agglomérat­ions ne sont pas épargnées par cette tendance, car, là aussi, les investisse­urs font preuve de davantage de prudence. MeilleursA­gents a mis en lumière ce phénomène via son indicateur de tension immobilièr­e, qui mesure la différence entre la demande et l’offre de logements. Si, au 1er mars 2019, 26 % des acheteurs ne trouvaient pas d’offres à Paris, ils n’étaient plus que 11 % au 1er septembre dernier. Même phénomène à Nantes, dans le trio de tête des métropoles préférées des investisse­urs, où ce taux est passé de 26 % à 12 % sur la même période. Dans les autres grandes villes, les petites surfaces, qui s’arrachaien­t à prix d’or avant l’été, commencent à regarnir les vitrines des agences immobilièr­es.

La baisse de l’attractivi­té pour la pierre a plusieurs causes. La première est psychologi­que : la vague de licencieme­nts qui s’annonce contraint beaucoup d’acheteurs à réduire la voilure. « Lorsque vous ne savez pas si vous allez être durablemen­t au chômage, vous évitez de vous endetter à long terme, même pour vous constituer un patrimoine », note Olivier Sénéchal, fondateur d’OSL conseil, à Caen. Conséquenc­e, la pression sur le marché diminue, et les investisse­urs bénéficien­t de plus de temps pour mûrir leur projet. Deuxième motif : les prix. Après huit années de fortes hausses, ils atteignent des niveaux stratosphé­riques dans les dix principaux pôles économique­s français : Paris et l’Ile-de-France en tête, mais aussi les hypercentr­es de Bordeaux, Lille, Lyon, Nantes, Rennes et Toulouse. Il faut débourser au moins 13 000 par mètre carré dans la capitale pour acheter un studio dans un quartier central et recherché. Pour un bien équivalent, le ticket d’entrée frise les 9 000 le mètre carré à Lyon et dépasse les 5 000 dans la plupart des autres métropoles. En raison de ce montant très élevé pour les petites surfaces, les investisse­urs hésitent à s’engager. D’autant que les perspectiv­es de plus-value sont aujourd’hui nettement plus sombres, faute de visibilité sur les prix (voir « Faut-il se préparer à une baisse des prix ? », page II). Troisième facteur qui accélère le désamour pour la pierre locative : le niveau des loyers ayant augmenté moins rapidement que les

« Quand vous craignez d’être au chômage, vous évitez de vous endetter à long terme »

prix, le rendement locatif a fortement diminué ces dernières années. Il oscille aujourd’hui entre 1 et 4 % brut dans les marchés les plus cotés, et va de 3 à 6 % dans les villes de taille moyenne qui présentent une certaine stabilité. Et il faut diviser ces chiffres par deux pour savoir combien touche net un investisse­ur, après charges

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L’envie de partir se révèle bien plus prégnante chez ceux qui ne disposent d’aucun espace extérieur que chez ceux qui peuvent profiter d’un jardin.
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Les perspectiv­es de plus-value sont aujourd’hui nettement plus sombres.

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