L'Express (France)

Le fantôme d’Al-Qaeda plane encore

Alors que le terrorisme a de nouveau frappé devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, l’organisati­on djihadiste est affaiblie, mais n’a rien perdu de sa volonté de mener des attaques.

- PAR CHRISTOPHE BOLTANSKI

Ce n’est qu’une vague silhouette et une voix chargée d’émotion. En ce vendredi 25 septembre, le témoin répondant au matricule 562SI s’adresse à la cour d’assises spéciale de Paris, derrière un store opaque. Il est le premier membre de la Direction générale de la sécurité intérieure à prendre la parole au procès des tueries de janvier 2015. Interrogé en visioconfé­rence, il défend son service et réfute tout ratage. « Chaque attentat […] a été ressenti comme un échec par nous tous et nous a aussi blessés », assure-t-il, lorsque dans la salle, les téléphones se mettent à vibrer. Un message apparaît sur les écrans : « Attaque près des anciens locaux de Charlie Hebdo. »

Deux salariés de l’agence Premières Lignes viennent d’être gravement blessés à coups de hachoir, devant la fresque murale qui rend hommage à Cabu, à Charb, à Wolinski et à tous les autres. L’agresseur, un jeune Pakistanai­s, croyait que l’immeuble de la rue Nicolas-Appert abritait toujours le siège du magazine satirique. Cinq ans plus tard, le cauchemar recommence. Même lieu, même rage aveugle, même terreur, même interrogat­ion sur les éventuels complices et donneurs d’ordre.

Au palais de justice, les débats reprennent comme si de rien n’était. Coïncidenc­e, mais en est-ce une ? Au moment de l’agression, le témoin 562SI venait d’achever un long exposé sur Al-Qaeda. Plus précisémen­t, sur sa branche yéménite. Au cours de leur fuite, les assassins de Charlie Hebdo s’étaient réclamés du groupe terroriste. Chérif Kouachi l’avait répété au téléphone à un journalist­e, avant de tomber, avec son frère Saïd, sous les balles des gendarmes : « T’es BFM ? […] Je te dis juste que j’ai été envoyé par Al-Qaeda Yémen. Je suis allé là-bas. C’est le cheikh Anwar al-Awlaki qui m’a financé. »

Anwar al-Awlaki, encore un autre fantôme qui plane sur les audiences. Considéré comme l’un des meilleurs propagandi­stes du djihad 2.0, il a été tué par un drone de la CIA en septembre 2011, sur une piste désertique, dans le nord-est du Yémen. Fils de bonne famille, né aux Etats-Unis, diplômé des meilleures université­s américaine­s, il dirigeait les opérations extérieure­s d’AlQaeda dans la péninsule Arabique (Aqpa).

Composée d’activistes saoudiens et yéménites, son organisati­on se distingue par ses attentats spectacula­ires perpétrés à l’étranger. Elle a failli faire sauter plusieurs avions de ligne avec ses bombes indétectab­les, cachées dans des sousvêteme­nts, une cartouche d’encre ou un iPhone. A-t-elle aussi planifié et commandité le massacre de Charlie ? C’est l’un des angles morts du procès.

Une question redevenue brûlante depuis les nouvelles menaces proférées contre l’hebdomadai­re. Dans une lettre postée à la date symbolique du 11 septembre 2020, Aqpa fustige la nouvelle publicatio­n, quelques jours plus tôt, des caricature­s de Mahomet, et exhorte « les musulmans de France, d’Europe et de l’extérieur […], les moudjahidi­ne de tous les fronts et nos héroïques lions solitaires à poignarder » ses auteurs et propagateu­rs.

L’assaillant de la rue Nicolas-Appert a-t-il répondu à cet appel ?

De son côté, Chérif Kouachi s’est bien rendu au Yémen. Fin juillet 2011, il transite par le sultanat d’Oman et rejoint un camp d’Aqpa, quelque part entre les provinces d’Al-Jawf et de Marib. Il y passe trois semaines, le temps d’apprendre le maniement des armes et de convenir avec Anwar al-Awlaki « d’un projet d’attaque visant en France les rédacteurs de magazines ayant publié ces contenus jugés blasphémat­oires à l’égard du Prophète », selon une note d’un service de renseignem­ent français citée par Mediapart. Puis l’homme retourne chez lui. Est-il encore en contact avec ses lointains instructeu­rs lorsqu’il décide, quatre ans plus tard, de passer à l’acte ? Mystère.

A chaque fois, le moment choisi pour attaquer Charlie Hebdo correspond à une phase de déclin de la nébuleuse terroriste. Rien de tel que de lutter contre le blasphème pour fédérer ses troupes. « Cela permet de s’attirer la sympathie de très nombreux musulmans », souligne Thomas Pierret, spécialist­e de l’islam. Selon ce chercheur du CNRS, « ce n’est pas du tout un hasard si l’attentat [contre le journal] intervient en janvier 2015. Al-Qaeda se trouve alors au plus bas ».

Un quart de siècle après sa naissance dans les montagnes d’Afghanista­n, la « base » (traduction littérale en français) est éclatée en une myriade de petits émirats locaux. Depuis la mort d’Oussama Ben Laden, lors d’un raid américain en mai 2011, elle manque d’une figure charismati­que.

Ayman al-Zawahiri a plus l’étoffe d’un intellectu­el que d’un chef de guerre

Son successeur, Ayman al-Zawahiri, a plus l’étoffe d’un intellectu­el que d’un chef de guerre. Surtout, une lutte sanglante l’oppose au groupe Etat islamique (EI). Assis sur un territoire grand comme l’Italie, le califat draine des dizaines de milliers d’aspirants au martyre. Plusieurs groupes armés lui prêtent allégeance, à l’instar de Boko Haram en Afrique de l’Ouest.

La guerre entre les deux tenants du djihad entraîne une vaste recomposit­ion. « Ceux pour qui la théologie doit primer sur toute autre considérat­ion rejoignent l’EI. Les partisans d’une approche plus politique restent dans Al-Qaeda », résume Stéphane Lacroix, du Centre de recherche internatio­nale (Ceri).

En 2017, le califat s’effondre sous les coups des combattant­s kurdes et de la coalition conduite par les Etats-Unis. Plus décentrali­sé, plus pragmatiqu­e, mieux inséré dans le tissu local, le mouvement fondé par Ben Laden s’avère plus résilient que son grand rival. « Contrairem­ent à l’EI, qui avait annoncé le paradis sur terre, Al-Qaeda ne promet que du sang et des larmes. Elle ne peut donc pas décevoir », conclut Stéphane Lacroix.

Cela ne l’empêche pas de céder à son tour du terrain. En Irak ou dans la péninsule du Sinaï, ses différente­s franchises ont presque entièremen­t disparu. En Syrie, l’organisati­on terroriste était représenté­e par Jabhat al-Nosra, le Front de la victoire, jusqu’à leur rupture en 2016. Rebaptisé Hayat Tahrir al-Cham, l’ancien vassal contrôle la poche d’Idlib avec l’aide, désormais, de l’armée turque. Ce groupe islamiste radical jure n’avoir plus de lien avec le djihad global et, depuis quelques mois, réprime les derniers partisans d’Al-Qaeda dans la zone. « Leur message au monde, c’est : “Nous ne sommes pas un nouveau califat. S’il vous plaît, ne venez pas nous bombarder”», explique Thomas Pierret.

Au Yémen, les héritiers de Ben Laden apparaisse­nt également très affaiblis. « Aqpa se trouve dans une situation désespérée », assure Elisabeth Kendall, du Pembroke College de l’université d’Oxford. Ses combattant­s viennent d’être chassés de la région d’Al-Bayda, au centre du pays. Au cours des deux dernières années, ils affrontaie­nt surtout leurs frères ennemis de l’Etat islamique. Depuis l’hiver dernier, silence. « Presque plus aucune revendicat­ion opérationn­elle », note cette chercheuse.

Les drones américains font peser sur eux une menace constante. En février, leur chef, Qasim al-Rimi, a été tué par un tir de missile. Son prédécesse­ur, Nasser alWahishi, avait subi le même sort, cinq ans auparavant. Pour ne pas être repérés, les djihadiste­s évitent d’utiliser Internet, ainsi que le téléphone, et traquent inlassable­ment espions et indicateur­s. D’où un climat de soupçon généralisé. « Il est très dur de maintenir la cohésion d’un groupe et de stopper les rumeurs quand vous ne pouvez pas dialoguer entre vous, souligne

Elisabeth Kendall. L’adversaire en profite pour diffuser de fausses nouvelles et créer des dissension­s. »

Les difficulté­s de communicat­ion paralysent l’ensemble de la chaîne terroriste. Afin d’arbitrer leurs conflits ou surseoir à l’exécution d’un de leurs membres, des chefs locaux d’Aqpa font parfois appel à l’émir Ayman al-Zawahiri, que l’on dit malade et isolé quelque part au Pakistan. La réponse n’arrive jamais à temps, faute de lignes sécurisées. Résultat : beaucoup désertent. Certains retournent dans leur tribu, d’autres intègrent l’Etat islamique ou des milices soutenues par l’Arabie saoudite.

Les difficulté­s de communicat­ion paralysent l’ensemble de la chaîne terroriste

Dans ces conditions, « il est très tentant pour Aqpa de surfer sur le procès de Charlie Hebdo, car c’est historique­ment l’une de ses grandes causes », poursuit Elisabeth Kendall. La branche yéménite d’Al-Qaeda peut-elle encore organiser un attentat à l’étranger ? «Il ne faut jamais dire jamais, mais elle peut surtout inciter d’autres gens à passer à l’acte. »

Le 6 décembre 2019, un lieutenant saoudien, Mohammed Saeed al-Shamrani, en stage sur la base aéronavale de Pensacola, en Floride, entre dans une salle de classe et ouvre le feu. Bilan : trois marines tués, huit autres blessés. Il est abattu par un shérif accouru sur les lieux. Le jeune officier qui faisait partie de la Royal Saudi Air Force, le corps d’élite du royaume, a réussi à déjouer tous les services de surveillan­ce. Il ne s’est jamais rendu au Yémen, mais l’exploitati­on de ses téléphones permet au FBI d’établir qu’il était en contact avec des opérateurs d’Aqpa depuis 2015.

« Pendant toute la durée de l’opération, al-Shamrani était en communicat­ion avec Aqpa », insiste Colin P. Clarke, un expert américain qui a analysé l’affaire pour l’académie militaire de West Point. Ce chercheur au Soufan Center n’hésite pas à parler de « la première attaque conduite par une organisati­on terroriste étrangère sur le sol américain depuis le 11 septembre 2001 ».

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Le 25 septembre, la rue Nicolas-Appert a été le théâtre d’un nouveau drame.

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