Air France-KLM, les vieux démons du divorce
La France et les Pays-Bas demandent des contreparties différentes en échange de leur soutien financier au groupe. KLM s’estime moins bien traité, ce qui ravive les tensions.
Comme dans tous les couples, il y a des hauts et des bas. Le temps des amours fusionnelles, puis celui du désenchantement, des concessions de plus en plus difficiles jusqu’à la rupture, parfois inexorable. Aujourd’hui, au sein de l’alliance Air France-KLM, c’est la soupe à la grimace. Ces dernières années, entre les montées pas forcément concertées des Etats au capital, les conseils d’administration à voix inégales et les conflits sociaux en série, les sujets de friction n’ont pas manqué dans le duo franco-néerlandais. Si l’arrivée du Canadien Ben Smith à la tête du groupe a laissé espérer un retour au calme, la pandémie a ranimé les braises, faisant resurgir les vieilles rancoeurs.
C’est ainsi qu’à la mi-septembre le jeune et impétueux Wopke Hoekstra, ministre des Finances des Pays-Bas, n’a pas hésité à déclarer sur une chaîne de télévision publique que « la survie de l’alliance Air France-KLM [n’était] pas automatique ». Sous-entendu : si le groupe n’accélère pas sa politique de réduction des coûts, l’alliance pourrait ne pas tenir le choc. « Le message était clairement envoyé à la France, qui ne produit pas les mêmes efforts que nous », analyse un observateur néerlandais. « Nous avons un ministre des Finances qui a du mal à tenir sa langue. Et ici, aux Pays-Bas, beaucoup de gens aiment ça », ajoute un cadre syndical de KLM pour qui cette sortie politique n’est pas anodine à six mois des élections législatives.
Derrière les calculs politiques, il y a une réalité économique. Certes, les deux Etats ont mis la main au porte-monnaie pour sauver leurs compagnies nationales : 3 milliards d’euros directement attribués à Air France, plus 4 milliards garantis via un pool bancaire ; 3,4 milliards d’euros d’aide pour KLM. Mais les contreparties demandées par les deux actionnaires du groupe (la France et les Pays-Bas possèdent chacun 14 % du capital) sont différentes. Et elles sont drastiques du côté néerlandais.
Le gouvernement a obtenu de KLM la suppression de 5 000 postes, dont 1 500 licenciements secs, quand Air France procède à 7 500 départs volontaires et non remplacés, donc sans contraintes. De plus, l’exécutif des Pays-Bas souhaite une baisse de salaire pour les employés gagnant plus de deux fois le salaire médian (d’environ 36 000 euros annuels) – une réduction pouvant atteindre 20 % du revenu fixe chez les pilotes. « Cette demande de l’Etat n’était pas nécessaire et constitue même une violation des droits fondamentaux au travail internationaux », s’insurge Willem Schmid, le président de l’unique syndicat de pilotes, VNV. Toujours est-il qu’au sein de l’alliance les Néerlandais s’estiment une nouvelle fois lésés, forcés de produire des efforts de compétitivité encore plus importants que les Français.
Avec de telles disparités, comment imaginer avancer unis ? « C’est toujours compliqué de savoir ce que le gouvernement a en tête. Mais c’est sûr qu’ils ont un plan B : l’indépendance. Si KLM se déclare en faillite, l’Etat ne laissera pas tomber la compagnie. Et plus la crise dure, plus ce scénario s’épaissit », explique Robert Swankhuizen, président du syndicat néerlandais des techniciens d’aéronautique. Disons-le : personne chez KLM n’incite à ce scénario catastrophe. Et surtout pas les pilotes. « Pour ceux qui pensent que les deux compagnies peuvent avancer seules, cela se terminera par une perte de réseau, de bénéfices et d’emplois dans les deux pays », assène Willem Schmid.
A défaut d’amour, c’est le mariage de raison qui fait tenir l’alliance. « Pour Air France comme pour KLM, dans le contexte actuel, où l’axe majeur est la réduction des coûts, cela n’aurait pas de sens de se séparer. Il n’y aurait que des coûts supplémentaires à la clef », prévient Philippe Berland, du cabinet Sia Partners. Si Air France a bien sauvé KLM de la faillite en 2004, c’est désormais la compagnie néerlandaise qui est le moteur financier du couple. « En 2019, le résultat d’exploitation de KLM s’élevait à 853 millions d’euros, contre 280 millions du côté français. Mais Air France reste en tête en nombre de passagers transportés, et la clientèle d’affaires est plus importante à Roissy qu’à Amsterdam », ajoute Didier Bréchemier, associé chez Roland Berger. Donnant-donnant.
Pour Ben Smith, la mission s’annonce ardue. Il sait que, même en comptant les aides publiques, il n’a pas plus de douze mois d’argent frais devant lui et qu’il devra nécessairement recapitaliser pour survivre. Dès lors, après avoir apaisé Air France et permis le déblocage syndical pour l’envol de Transavia, il doit désormais rassurer le clan néerlandais. Or, depuis sa prise de fonction, le Canadien a envoyé des signaux contradictoires. Il a d’abord placé sur un siège éjectable le patron de KLM, Pieter Elbers, près de trente ans de maison, à qui on avait d’ailleurs proposé le même poste de DG, mais qui l’avait refusé. Loin des yeux, près du coeur, Ben Smith a confié le soin à ses adjoints Oltion Carkaxhija et Angus Clarke de surveiller de près KLM, ce qui crispe les rapports avec les représentants du personnel.
Cette méfiance trouble le dialogue social et syndical entre les Français et les Néerlandais. En mai dernier, en plein confinement, les premiers (pilotes, stewards, techniciens) ont fait front commun pour tirer à boulets rouges sur les seconds, qui avaient cru bon de déclarer dans la presse, après une réunion de leur comité d’entreprise, que l’avenir serait meilleur sans les Français à bord. « Aux Pays-Bas, on a toujours dit que c’est la France qui décide, et ça n’a pas changé avec Ben Smith », martèle Robert Swankhuizen. Dans de telles conditions, difficile d’échapper aux vieux démons de la séparation.