Marlène Schiappa-Rokhaya Diallo : la confrontation
La ministre de la Citoyenneté et la militante antiraciste ont échangé leurs points de vue sur le projet de loi contre le séparatisme islamiste. Un entretien vivifiant.
L’une est ministre chargée de la Citoyenneté, engagée dans son féminisme comme dans sa vie politique pour un universalisme rassembleur. L’autre est une figure de l’antiracisme, journaliste, féministe intersectionnelle médiatisée pour ses combats contre le « communautarisme des élites » et le « racisme systémique ». Parce que leurs parcours et leurs engagements sont différents, mais qu’une même volonté de lutter contre les discriminations les unit, nous avons souhaité entendre Marlène Schiappa et Rokhaya Diallo ensemble sur le fond du projet de loi contre le séparatisme islamiste.
Vous vous connaissez ? Marlène Schiappa D’abord, je remercie Rokhaya de débattre. Nous sommes dans une société où dès lors que les gens sont en désaccord le réflexe est de s’insulter et de se menacer de mort. C’est ce que nous vivons tous les jours, Rokhaya comme moi. Tout le monde a encensé Joe Biden pour son « Will you shut up, man ! » Ça me navre de constater que ce que l’on retient d’un débat, c’est un participant qui, quels que soient nos points d’accord sur le fond, crie à son adversaire : « Vas-tu fermer ta gueule ! » Je ne pense pas que Rokhaya sortira d’ici convaincue ni moi non plus, mais le dialogue vaut toujours mieux que l’injure. Je l’ai soutenue quand elle a été menacée, et c’est bien normal. La fachosphère, mais aussi des personnes plus proches de moi politiquement se déchaînent contre elle. Je le condamne sans réserve. C’est un soutien de principe, car on sait que dès qu’une femme s’exprime, et de surcroît une femme noire, elle fait face à bien plus d’invectives sur les réseaux sociaux, comme l’a montré une étude d’Amnesty International. Rokhaya Diallo On se connaît, sans être proches. J’ai rencontré Marlène il y a une dizaine d’années, quand elle tenait son blog « Maman travaille ». Depuis, nous sommes restées en contact.
Pensez-vous qu’une loi contre le séparatisme islamiste est nécessaire ? M. S. Bien sûr. Le président a eu un discours fort et précis, expliquant qu’il allait décevoir ceux qui attendaient des positions caricaturales. Ceux qui voulaient lui faire un procès en angélisme en sont pour leurs frais. Par ailleurs, il a insisté sur le fait qu’il fallait éviter le piège, qui nous est tendu, de la fracturation du pays. Cette loi a pour but de renforcer la laïcité et de lutter contre le séparatisme islamiste en comblant les zones grises du droit. Elle est soutenue par beaucoup de leaders musulmans, tel le recteur de la mosquée de Paris, qui a rappelé que les premières victimes de l’islamisme dans le monde sont les musulmans. En France, l’islam a parfaitement le droit de cité, comme toutes les autres religions. Nous n’avons pas à autoriser ou à interdire des cultes. En revanche, on ne peut pas accepter qu’une religion soit dévoyée comme elle l’est par les islamistes et menace les valeurs de la République. Des associations sportives qui propagent l’antisémitisme, des personnes se prétendant imams affirmant que les femmes qui se parfument méritent les flammes de l’enfer, ou qu’écouter de la musique vous transformera en cochon, tous ces phénomènes-là, portés par l’islamisme, nous devons pouvoir les combattre. La loi telle qu’elle existe ne nous offre pas les outils suffisants. Il faut aller plus loin d’un point de vue juridique.
R. D. Je suis assez dubitative, car cela mobilise une nouvelle fois la rhétorique de l’ennemi intérieur. On a établi une forme de suspicion sur une partie de la population qui, comme le rappelle le recteur de la mosquée de Paris, a été ghettoïsée du fait d’inégalités économiques et urbaines et non pour des raisons culturelles. On ne peut pas les déghettoïser en faisant peser un soupçon permanent sur eux. Personne ne s’installe de bon coeur dans une cité insalubre. Rendre ces gens responsables de leurs conditions de vie est problématique et entretient l’idée selon laquelle une partie de la population se place volontairement à l’écart. Alors que toutes les organisations musulmanes qui luttent contre l’islamophobie demandent justement que les règles de droit, les valeurs de la République soient appliquées à tous. Les quartiers où les musulmans sont surreprésentés sont des quartiers très pauvres. Je pense que le président a utilisé le terme « séparatisme » pour éviter celui de « communautarisme », trop connoté politiquement. Mais, à mes yeux, il s’agit d’un changement purement cosmétique, puisque son discours vise toujours les mêmes personnes. Comment peut-on parler de séparatisme sans évoquer les groupes identitaires suprémacistes blancs qui véhiculent l’idée d’un grand remplacement ? L’histoire du cochon et de la musique, c’est du même ordre que n’importe quelle superstition. Il existe de nombreuses croyances religieuses ou énergétiques en France, telle l’astrologie, qu’on ne pointe pas du doigt parce qu’elles sont socialement acceptables. Qualifier l’imam de Brest de dangereux est disproportionné, chacun est libre de prendre des distances avec ses allégations. Le danger vient de
ceux qui passent à l’action violente. Si on veut pointer les séparatismes, alors il faut les pointer tous. Comment se fait-il que la fiction française soit incapable de représenter la population française telle qu’elle est réellement ? Pourquoi, dans les lieux de pouvoir, les personnes minoritaires sont si faiblement représentées ? Ceux qui subissent l’entre-soi dans les quartiers populaires ne l’ont pas choisi. Pour moi, le vrai séparatisme est le fait de ceux qui ont le pouvoir de séparer.
Etes-vous d’accord avec ces affirmations, Marlène Schiappa ?
M. S. Je suis d’accord sur le fait que dans des quartiers entiers la République a reculé, les services publics ont déserté. Il devient compliqué de dire à ces habitants qu’ils sont des citoyens et ont les mêmes droits que tout le monde, parce qu’il y a une différence entre droits formels et droits réels. Emmanuel Macron lutte contre ce qu’il appelle les inégalités de destin. C’est sur ce terreau-là que prospère l’islamisme : vous avez l’impression d’être un sous-citoyen, et quelqu’un vous dit qu’il existe quelque chose de plus grand où vous trouverez une place dans la société… Mais l’un ne va pas sans l’autre : on peut à la fois lutter pour la cohésion du territoire et contre le séparatisme islamiste. C’est un projet de reconquête républicaine, pas de lutte contre les musulmans. J’insiste là-dessus.
Ensuite, chacun doit pouvoir être protégé dans ses croyances, quelles qu’elles soient. Mais personne n’a jamais tué quelqu’un ou commis un attentat au nom de son horoscope, en clamant : « Je suis un Bélier et je vais tuer tous les Scorpion ! » En revanche, on tue depuis plusieurs années en France au nom d’une idéologie, l’islam radical. Ce n’est pas une insulte envers les musulmans de dire que l’islamisme est une menace, car c’est lui qui engendre le passage à la violence.
Quant aux suprémacistes blancs, j’en ai parlé à de nombreuses reprises ! On me l’a même reproché. Gérald Darmanin a révélé que la Direction générale de la sécurité intérieure a déjoué un attentat préparé par un suprémaciste blanc qui voulait faire comme à Christchurch. La menace principale, c’est l’islamisme, mais il y en a d’autres, comme les dérives sectaires, dont j’ai la responsabilité. Je rappelle que le certificat de virginité est pratiqué par plusieurs religions, et son usage est également répandu aux Etats-Unis. Il y a également dans le monde des tentatives d’attentat masculiniste par des incels.
R. D. Je suis heureuse de vous entendre rappeler que le certificat de virginité se pratique dans plusieurs religions, alors qu’on voit que le débat se focalise souvent sur les musulmans. Quand on fabrique des polémiques sur des prétendus « menus confessionnels » dans les cantines, on pense immédiatement à des repas halal. Or les seules revendications que j’ai pu constater de parents issus de quartiers populaires, c’est la solution végétarienne. Faire croire que des parents veulent massivement investir les cantines de l’école publique…
M. S. La loi contre le séparatisme ne listera pas les menus dans les cantines scolaires.
R. D. Très bien. Emmanuel Macron a aussi évoqué les horaires réservés aux femmes à la piscine, mais ce n’est pas une revendication religieuse ! Il existe des salles de sport privées réservées aux femmes. Ces créneaux favorisent la pratique sportive féminine, parce que nous vivons dans une société sexiste qui porte un regard stigmatisant sur les corps féminins. De ce fait, nombreuses sont celles qui ne sont pas à l’aise dans des espaces mixtes quand elles sont en tenue sportive ou en maillot de bain. On est parfois obligé de passer par ces solutions pour permettre un accès égalitaire aux équipements sportifs publics, qui sont aujourd’hui majoritairement occupés par des hommes.
M. S. Mais, dans les faits, ce ne sont pas des groupes contre la grossophobie qui réclament des horaires réservés, ce sont des groupes religieux ! J’en profite pour rappeler que depuis 2014 existe une obligation pour les collectivités de faire un budget genré, afin de savoir si un skatepark ou un terrain de basket vont profiter aussi aux femmes. Quand j’ai proposé d’établir un
budget genré de l’Etat, certains ont ricané, alors que c’est dans la loi depuis des années, mais bien des élus ne le savent pas.
Le président a aussi annoncé la fin progressive de la formation des imams à l’étranger...
M. S. L’objectif est de nous protéger des ingérences étrangères. Nous avons consulté les représentants des cultes pour voir comment avancer ensemble sur la transparence des financements. Est-ce la responsabilité de l’Etat d’organiser les cultes, de faire une espèce d’organisation concordataire musulmane ? Je ne le crois pas. En revanche, quand on voit des complexes cultuels créés et fonctionnant avec de l’argent étranger, on peut se demander à quelle fin. On sait que certains s’organisent pour déstabiliser la République. Il est donc primordial de rendre transparents le financement et la formation des imams. Nous devons être un pays dans lequel on soutient des travaux de recherche sur les civilisations musulmanes. Si aucune étude sur la religion musulmane n’est proposée, cela crée un vide identitaire qui risque d’être rempli par l’idéologie islamiste. Le président est déjà brocardé par l’extrême droite pour avoir annoncé vouloir subventionner ces travaux de recherche en sciences sociales. Mais financer la connaissance historique et sociale des civilisations est un acte fort. Structurer la formation des imams en France, c’est une demande des leaders français du culte musulman. L’Etat ne doit pas du tout l’organiser, mais, au contraire, permettre au culte musulman de s’en charger comme il le souhaite, notamment en formant ses propres imams. Sans cet enseignement, n’importe qui dans la rue peut se targuer du titre d’imam et tenir des propos violents.
R. D. La plupart des musulmans sont français, et nombre d’entre eux souhaitent avoir des imams qui leur ressemblent et qui ont été socialisés en France. Mais le propre de l’islam est de ne pas avoir de clergé. Que l’Etat impose un cadre me semble contradictoire avec la philosophie religieuse, mais aussi avec la philosophie laïque de la France. Je peux comprendre qu’on veuille contrôler les flux financiers internationaux, mais je ne vois pourquoi on interdirait aux imams de se former à l’étranger.
M. S. Nous voulons mettre fin au système des imams détachés.
R. D. Cela donne l’impression que les mosquées sont des lieux intrinsèquement dangereux, alors que les espaces de radicalisation sont surtout les prisons et Internet. Il m’est arrivé d’assister à plusieurs reprises à des prières le vendredi, et j’ai surtout observé des imams aux discours tempérés face à des jeunes fidèles bien plus fougueux et critiques. Il est contre-productif de jeter la suspicion sur les imams en laissant entendre qu’ils sont potentiellement tous manipulés par des puissances étrangères ou extrémistes.
M. S. L’idée n’est pas de dire « imams égalent danger », mais de se demander, par exemple, comment les protéger des putschs d’islamistes. Que faisons-nous, nous, Etat, quand des imams nous alertent sur le fait que des personnes radicalisées sont en train de prendre le pouvoir dans leurs mosquées ? Nous sommes démunis. Raison pour laquelle nous voulons nous doter d’outils pour protéger les musulmans, et l’ensemble des gens vivant dans la République.