« L’école doit être la tête de proue de ce combat contre l’islamisme »
Selon Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes, les savoirs transmis par les professeurs sont la meilleure arme contre les idéologies obscurantistes.
Habituellement discrète dans les médias, cette agrégée et docteure en philosophie, spécialiste de la spiritualité islamique, réagit après l’assassinat de Samuel Paty. Proche de Jean-Michel Blanquer, elle regrette les atermoiements politiques qui ont trop longtemps freiné le combat contre l’islamisme.
Depuis la décapitation de Samuel Paty, l’institution scolaire, totalement sidérée, se demande comment réagir. Pourquoi cette prise de conscience arrive si tardivement alors que les signaux d’alarme étaient déjà bien actionnés, notamment grâce au rapport Obin, dès 2004 ?
Souâd Ayada La perception de l’intrusion de l’islamisme dans l’école ne date pas d’hier. Le rapport de Jean-Pierre Obin auquel vous faites allusion atteste précisément de cette prise de conscience qui, certes, n’a pas été dévoilée au grand jour et n’a pas été suivie de décisions significatives. Si ce n’est, il faut tout de même le souligner, la loi portant sur le port des signes religieux ostentatoires à l’école. On ne peut pas affirmer que Jean-Michel Blanquer vient de prendre conscience de cette intrusion.
L’action qu’il mène depuis 2017, notamment par la mise en place du Conseil des sages de la laïcité, montre combien la défense de l’école de la République est intimement liée, à ses yeux, au combat contre l’islamisme et contre son emprise sur l’école. Demandons-nous plutôt pourquoi la prise de conscience, qui est là, ne s’accompagne pas des effets attendus. L’institution scolaire n’est plus un sanctuaire depuis longtemps et elle peine à résister, avec ses modestes moyens, aux intrusions, aux pressions, aux dérives de la société française. Son action s’inscrit dans une volonté politique qui engage l’Etat dans sa totalité. Sans doute la volonté politique, en la matière, n’a-t-elle pas toujours suivi, avec fermeté, une ligne claire depuis le début des années 2000. Les atermoiements politiques empêchent de bien coordonner, autour du combat contre l’islamisme politique, toutes les institutions de l’Etat.
Quelle est l’ampleur de cette menace, et comment peut-on la mesurer ? L’islamisme politique a une vision du monde en tous points contraire à celle de la République, et il a un projet de grande ampleur. Il ne cherche pas seulement à faire plier la France, il veut la détruire en sapant les fondements de la République. L’assassinat d’un professeur est significatif, dans l’horreur, de l’idéologie qui anime les islamistes terroristes : en tuant la figure la plus caractéristique de la République, ils réduisent à néant l’idée que nous nous faisons de la liberté et le but que nous donnons à l’école, qui est d’émanciper par le savoir et la culture.
Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, réclame la mise en place de cellules de signalement policejustice destinées aux enseignants et aux élèves. Etes-vous favorable à cette mesure ?
Le combat contre l’islamisme a besoin de la coordination de toutes les institutions de l’Etat. Il a surtout besoin que chacune d’entre elles remplisse les missions qui sont les siennes. Celles de l’école sont de dispenser à tous les élèves l’instruction et l’éducation qui leur permettront de ne pas être captifs des idéologies totalitaires, des visions fascistes et des religions devenues des superstitions obscurantistes. Je crois que l’école, pourvu qu’on la laisse faire ce qu’elle sait faire, pourrait être la tête de proue de ce combat. Les savoirs et les connaissances qu’elle transmet étant la meilleure façon de développer la raison et le jugement des jeunes gens.
Face à ce risque de harcèlement des enseignants, qui subissent les pressions des élèves ou des parents, l’institution scolaire est accusée de pratiquer trop souvent le « pas de vague ». Faut-il y voir de la lâcheté ou une certaine forme d’impuissance de l’administration scolaire ?
Il est déplacé, en la circonstance, d’accuser l’institution scolaire de quoi que ce soit. Ceux qui lui reprochent d’obéir à la règle du « pas de vague » sont aussi ceux qui refusent de prendre la mesure du combat qu’il faut mener contre tout ce qui menace notre école. Ce que vous appelez l’impuissance de l’administration scolaire est l’impuissance
« Notre école paie le prix de l’affaissement intellectuel de notre société »
à laquelle la société française tout entière condamne son école. Les professeurs, les directeurs, les principaux et les proviseurs font tout ce qu’ils peuvent pour résister à ce qui les empêche d’exercer leur métier. Vous évoquez, à juste titre, les multiples pressions qu’ils subissent de la part d’élèves et de parents d’élèves. Osera-t-on dire que cette notion est vide de sens ? Les parents ont des enfants, seuls les professeurs ont des élèves. Laissons les professeurs s’occuper des élèves et faisons, par principe, confiance à leurs compétences. Si l’époque tragique que nous vivons appelle un sursaut, il commence par là, me semble-t-il.
Comment répondre dès la rentrée des vacances de la Toussaint au désarroi des enseignants ? Soutenez-vous l’idée d’organiser un travail pédagogique
sous forme d’un grand débat sur ces caricatures danoises ?
La moins mauvaise des réponses serait de laisser les professeurs exercer leur métier à la rentrée en faisant que l’espace scolaire redevienne, le plus rapidement et autant que cela sera possible, un espace d’enseignement. Si l’horreur que nous venons de vivre touche l’école en son coeur, elle ne pourra être dépassée, c’est-à-dire comprise dans sa signification, que par l’effort que chacun déploiera pour renouer avec le cours ordinaire, apaisé et apaisant des missions qu’il remplit. Je conçois le travail d’élaboration des programmes scolaires dans une attention scrupuleuse à ce qui en est le pendant, la liberté pédagogique des professeurs. Le programme dit ce qu’il faut enseigner ; il revient à chaque professeur de déterminer les moyens les plus opportuns pour conduire son enseignement et l’adapter à ses élèves de manière à ce qu’ils progressent et réussissent. Laissons-les faire ce qu’ils savent faire dans leur discipline et de la manière qu’ils jugent adaptée.
Craignez-vous que la crise de vocations, déjà palpable dans l’enseignement, ne s’accélère ?
Le métier de professeur n’attire plus, en effet. Il est loin le temps où nos meilleurs étudiants se destinaient au professorat. L’assassinat de Samuel Paty ne va pas, assurément, redresser cette situation déjà bien installée dans notre pays. Les raisons de cette désaffection sont nombreuses : le niveau de salaire des professeurs débutants qui est si bas et qui n’est pas à la hauteur de l’ambition qu’ils portent pour la nation ; la dureté des conditions d’exercice dans de larges contrées, qui les met à l’épreuve et les contraint à ne s’appuyer que sur une part infime des connaissances qu’ils ont acquises et qu’ils sont censés transmettre ; les évolutions de l’enseignement supérieur qui l’orientent vers une recherche de plus en plus spécialisée et le coupent de l’enseignement secondaire, lequel, ainsi privé de son horizon, tend de plus en plus à se « primariser ». Mais il faut aussi chercher dans la société les causes profondes de cette situation désastreuse. Qu’attendre, en effet, d’une société qui ne met plus le savoir et la culture au-dessus de tous les biens, qui vante les vertus de l’immédiateté et de la spontanéité, qui considère les échanges sur les réseaux sociaux comme des débats argumentés ? Notre école paie aujourd’hui, sur tous les fronts, le prix de l’affaissement intellectuel de notre société.
Comment faire aujourd’hui lorsqu’on est professeur pour aborder tous les sujets, sans tabou ? Pour veiller à ce que tous les programmes soient bien traités intégralement ?
Les professeurs, dans leur écrasante majorité, abordent tous les sujets inscrits dans le programme de leur discipline. La Shoah ou la colonisation sont présentées, expliquées comme des faits dont on établit les causes dans le cadre, notamment, des cours d’histoire. Aucun sujet n’est à proprement parler tabou à l’école, pourvu qu’il soit appréhendé d’une manière objective, historique et critique. Vous faites sans doute allusion à des objets d’enseignement qui peuvent heurter non pas seulement la sensibilité des élèves et de leurs parents, mais surtout des convictions déjà enracinées, notamment dans les esprits des jeunes élèves, et qui ont, comme tout ce qui imprègne l’esprit quand on est jeune, pris une forme dogmatique et rétive au doute. Je pense à l’enseignement des questions de cosmologie en sciences physiques, à celui de l’évolution des espèces en sciences de la vie et de la terre, à celui qui porte explicitement sur la liberté humaine et sur les pouvoirs de la raison en philosophie. Eh bien, si le but du professeur ne doit pas être de choquer ou de viser directement une conviction avec pour unique intention de signifier son mépris pour cette conviction, il n’en doit pas moins enseigner ce qu’il doit enseigner. A lui de trouver les outils les plus appropriés pour y parvenir. Sans jamais s’éloigner de cet objectif : transmettre un contenu qui n’est pas sans rapport avec une vérité, scientifique, historique, philosophique.
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