A Sevran, des pères de famille font reculer les dealers
Ces Français de la classe moyenne ont investi dans l’achat d’un appartement neuf à Sevran, en banlieue parisienne. Hélas, ils sont tombés en plein territoire de trafic de drogue.
C’est un conte de Noël qu’on se racontera peut-être encore longtemps en Seine-Saint-Denis, au cours des longues soirées d’hiver… Une histoire qui aurait pu mal tourner, dont les héros sont des gens ordinaires, et où la solidarité pallie les manquements des pouvoirs publics dans une ville gangrenée par le trafic de drogue.
Le 7 décembre, les occupants de la résidence Westing Plaza, dans le quartier Freinville, à Sevran, ont réussi à faire reculer les trafiquants qui comptaient, par la force, transformer les parties communes et le parking de leur immeuble en zone de deal. Depuis quelques jours, ils multipliaient les intimidations, à visages découverts, et la tension montait au point que les habitants avaient organisé des rondes pour empêcher les dealers de s’installer. Le 7 décembre, vers 21 heures, quand le groupe de jeunes – cette fois cagoulés et masqués – est arrivé pour occuper le parking, une trentaine de pères de famille les attendaient sur le trottoir, déterminés. « On voulait les impressionner, on ne comptait pas se battre. On voulait qu’ils voient qu’il y avait du répondant », explique un copropriétaire.
Très vite, le ton est pourtant monté. Un résident a reçu un coup de poing, auquel ses voisins ont riposté. Les dealers ont alors battu en retraite, avant de revenir peu de temps après armés de couteaux et de marteaux. Les habitants ne sont alors plus qu’une dizaine, au pied de leur immeuble. « Nous avons chargé en un bloc, comme des joueurs de rugby », racontent deux quadragénaires. Quand la police arrive enfin, les trafiquants ont pris la fuite. Une plainte a été déposée, au nom du syndicat de copropriétaires, car ceux-ci redoutent des représailles. Le lendemain, grâce aux images de vidéosurveillance, deux jeunes de 19 et 20 ans, originaires de Livry-Gargan, ont été interpellés. Jugé en comparution immédiate le 10 décembre, le meneur a écopé d’un an de prison ferme et d’une interdiction de paraître aux alentours de ces constructions durant deux ans.
Une peine qui ne suffit pas à rassurer les habitants de Sémaphore, de Caravelle et de Pantographe, les trois petits immeubles de Westing Plaza. Ces primoaccédants, jeunes actifs avec enfants, ont investi dans cette coquette résidence privée, livrée en 2018. A 3 300 euros le mètre carré, les 83 appartements avec balcon, et même terrasse pour les derniers étages, sont partis comme des petits pains. Dans les halls pimpants des bâtiments, les sapins de Noël ont été décorés. Le conseil syndical veille au « standing des espaces extérieurs », et enjoint les personnes à éviter mobilier et parasols aux couleurs criardes. La fête des voisins n’a pas pu se tenir cette année à cause du Covid, mais à Pâques, les résidents, qui échangent sur des boucles WhatsApp, ont organisé une chasse aux oeufs pour les enfants, dans le jardin. « On envisage d’y faire un potager », s’enthousiasme une jeune mère de famille.
La vie de la copropriété est discutée collectivement sur un blog. « On s’entend tous très bien ici, l’ambiance est familiale », confirme une pharmacienne d’une trentaine d’années, locataire depuis deux ans. Deux habitants de Westing Plaza, impliqués dans la vie locale, sont en train de créer ensemble une association pour les jeunes du coin. Car c’est tout un quartier qui finit de sortir de terre, de part et d’autre du boulevard Westinghouse. Des logements sociaux du groupe 3F, une résidence pour seniors et une pour étudiants ont ainsi poussé au pied du tramway T4, entre les rives du canal de l’Ourcq et une petite zone commerciale bâtie autour d’une jolie place. A l’Intermarché tout neuf, qui propose aux producteurs locaux de les aider à écouler leurs stocks, les nouveaux voisins se reconnaissent et se saluent déjà d’un hochement de tête. Certes, la boucherie et les restaurants censés ouvrir au mois de juillet ont pris du retard à cause du confinement, mais la mairie assure que l’inauguration d’une dizaine de commerces aura lieu fin janvier.
« On ne commettra pas l’erreur de nos parents, qui ont laissé faire et qui vivent dans des ghettos »
Pourtant, depuis l’altercation, une certaine fébrilité s’est installée. L’ambiance est même électrique. « On nous a vendu du rêve ! » s’inquiète une jeune propriétaire. Les habitants déchantent en constatant que leur petit paradis – édifié en lisière de Livry-Gargan, commune tranquille – suscite la convoitise des trafiquants de drogue. « L’immeuble est situé le long du boulevard Westinghouse, qui a toujours été une voie
de transit pour les clients, avec, d’un côté, l’accès à l’autoroute par Aulnay, et, de l’autre, l’accès à la RN 3 vers Paris », décrit un policier. « Quand on implante dans un quartier neuf 3 500 personnes de plus, dont une résidence étudiante, les dealers y voient un marché », soupire un élu.
« Cela fait maintenant deux ans que nous nous battons contre les actes de vol, de dégradation, de vente de drogue, d’intimidation et de harcèlement dont nos résidents, nos voisins, nos familles sont victimes », écrivent les membres du conseil syndical, bien seuls face à l’inertie des pouvoirs publics et à une départementalisation des moyens de police qui laisse songeur. Car, en dépit de l’existence de « points de stups » établis de longue date dans les cités des Beaudottes ou de Rougemont, la commune de Sevran ne dispose pas d’un commissariat de plein droit, juste d’une antenne de police ouverte de 8 heures à 20 heures. « Le soir, les Sevranais dépendent du commissariat central d’Aulnay-sous-Bois et de sa BAC de nuit, soit de deux voitures et de 10 fonctionnaires, qui sont prioritairement engagés sur Aulnay », détaille un gradé du 93. Et la situation n’est pas près de changer : à en croire l’entourage du maire, Stéphane Blanchet (DVG), le préfet de Seine-Saint-Denis, qui n’a pas souhaité nous répondre, « exclut l’implantation d’un commissariat central tant que la ville n’atteint pas les 70 000 habitants » (elle n’en compte aujourd’hui que 51 300). Et bien que les crédits municipaux aient été votés en février dernier pour la création de 10 postes de policiers municipaux, ils ne sont pour l’heure que trois à être pourvus, faute de candidats. Une ronde de police supplémentaire a toutefois été mise en place depuis l’empoignade du 7 décembre, et six nouvelles caméras vont être posées prochainement aux abords du boulevard Westinghouse.
Découragé par l’abandon des structures de l’Etat, l’ancien maire de la ville, Stéphane Gatignon, avait démissionné en 2018. Son successeur, Stéphane Blanchet, a rencontré les habitants de Westing Plaza le 11 décembre, pour la cinquième fois en un an et demi. « Ces jeunes propriétaires et locataires sont des éléments moteurs dans la structuration du quartier », admet-il. Pour combien de temps encore ? « Notre confiance s’érode petit à petit quant à la capacité des pouvoirs publics d’assurer notre sécurité et de répondre à nos attentes après tous ces échanges sans avancées concrètes », écrivaient certains habitants le 12 décembre, après une réunion de copropriétaires.
Lorsqu’ils sont arrivés dans le quartier Freinville, en 2018, la plupart des acquéreurs au Westing Plaza venaient déjà du 93, ou de région parisienne. « J’ai grandi dans une cité difficile de Saint-Denis. J’ai acheté ici, c’est le paradis, et je ne veux pas perdre cette harmonie », confie une quadragénaire qui n’a « jamais eu envie de quitter la Seine-Saint-Denis ». Fonctionnaires, indépendants, employés en CDI, infirmier et agent de l’aéroport de Roissy, tous appartiennent à une classe moyenne bien décidée à protéger son investissement et son cadre de vie. « Ce sont généralement des personnes qui ont connu des mécanismes de délinquance, et qui savent qu’une cité peut vite se dégrader », observe la directrice de l’agence de gestion locative et syndic, Immo 1er. « En période de crise, c’est dur pour tout le monde, et quelques-uns ont du mal à payer leurs charges. Les gens veulent préserver leur patrimoine, ils ne se laisseront pas marcher sur les pieds », poursuit-elle. Au printemps dernier, les grilles et le digicode qui protègent les lieux ont été renforcés par un système de vidéosurveillance. Aux étages, des portes blindées toutes neuves ont parfois été posées, et certains appartements sont sous alarme. « On ne commettra pas l’erreur de nos parents, qui ont laissé faire, et dont les quartiers sont devenus des ghettos », assure un résident. « Ici, on ne baisse pas la tête quand il se passe quelque chose, les personnes réagissent », insiste son voisin. Plus encore, peut-être, que les dealers, ils craignent que la médiatisation ne dégrade l’image du quartier, au fort potentiel de développement. « On ne veut pas être victimisés, ce n’est pas l’esprit ici », ajoute une mère célibataire. « Nous nous mobiliserons afin d’assurer notre droit à la sécurité et alerterons au plus haut niveau de l’Etat sur l’inaction des pouvoirs publics locaux », prévenaient, le 12 décembre, certains habitants dans un communiqué en forme de lettre au père Noël de la Place Beauvau, Gérald Darmanin…