Angela Merkel, la dernière séance, par Marion Van Renterghem
Pour entrer dans l’Histoire, la chancelière ne doit pas rater sa sortie. Priorité : laisser en ordre la maison Europe.
Que peut-il se passer dans la tête d’une dirigeante qui conduit depuis plus de quinze ans une grande puissance mondiale, qui a accédé au pouvoir et y est restée de manière transparente et démocratique, qui décide elle-même de ne pas se présenter à un nouveau mandat malgré un taux de popularité de 80 % et qui sait que personne, strictement personne, n’a jamais vécu pareille expérience ? Angela Merkel s’en va le 26 septembre 2021. Peu portée sur les effusions lyriques comme sur la mise en scène des apparences ou la dramatisation de son ego, elle est le contraire d’une comédienne. Mais le temps est venu de son entrée dans l’Histoire et son objectif n’est pas un mystère : à quelques mois du clap de fin, ne pas rater sa sortie. Elle aurait pu l’espérer paisible, elle doit faire face à une invraisemblable succession d’ouragans. Crises sanitaire, crise économique, urgence climatique, attaques terroristes, défi migratoire, obtention à l’arrache du plan de relance, chantage de Budapest et de Varsovie sur l’Etat de droit, agressions de la Turquie d’Erdogan en Méditerranée et dans le Haut-Karabakh… et, pour couronner le tout, cet interminable bourdonnement dans les oreilles, feuilleton pathétique d’une bêtise infantile : le Brexit. Le hasard du calendrier vaut à l’Allemagne d’exercer, ce second semestre, la présidence tournante de l’Union européenne. Angela Merkel en connaît le risque. Elle n’a pas l’intention de laisser passer sa chance, celle d’achever en beauté son quatrième et dernier mandat, où se mesurera son héritage européen.
Le Covid a bouleversé les ambitions initiales de cette présidence préparée depuis des années, pour le pire mais aussi pour le meilleur. Une solidarité européenne inédite est née de la crise sanitaire, destinée à en limiter les effets économiques et sociaux. Les bases d’une construction communautaire ont été posées à travers un plan de relance commun, une mutualisation des dettes et la détermination de conditionner le budget au respect de l’Etat de droit. La Hongrie et la Pologne, se sentant visées à juste titre, ont cru malin de jouer à bloquer ce budget dont elles sont les premières bénéficiaires.
L’artiste du règlement des conflits
La dernière séance d’Angela Merkel s’est ainsi trouvée réduite à la mission dans laquelle elle excelle le plus : régler le problème. Apaiser, négocier, trouver l’astuce à laquelle on n’avait pas pensé, chipoter sur les détails. Rien ne peut ravir autant cet ovni au pouvoir, qui n’a jamais brillé dans les grandes stratégies visionnaires mais s’avère une artiste sans équivalent dans le règlement des conflits. Le dernier Conseil européen sous présidence allemande fut un chef-d’oeuvre de sommet « à la Merkel », aussi efficace qu’emberlificoté. La partie « Etat de droit » s’est soldée par un compromis mi-chèvre, mi-chou donnant à chacune des parties opposées le moyen de se déclarer vainqueur. Le milliardaire philanthrope George Soros, prosélyte de la démocratie dans le monde et ennemi juré de Viktor Orban, y a vu une « capitulation de Merkel » devant le « coup de bluff » hongro-polonais. Mais l’UE a obtenu ce qu’elle voulait, c’est-à-dire le plus vital pour les millions d’entrepreneurs et de chômeurs européens dans la crise : sans renoncer à ses valeurs, le déblocage du budget pluriannuel de 1 074 milliards et du plan de relance de 750 milliards d’euros. Viktor Orban et son homologue polonais, Mateusz Morawiecki, conscients que leur chantage pouvait les mener à être exclus du plan, se sont contentés d’une « déclaration interprétative » qui revient essentiellement à leur permettre de gagner du temps sur les sanctions éventuelles.
Le jeu de la Dame
Cette « déclaration interprétative » est une pièce montée de haute cuisine qui doit sa réussite finale à la mathématicienne Angela Merkel, unique pour avancer ses pions un par un en parlant séparément aux uns et aux autres. D’abord, expliquer aux Polonais les effets désastreux qu’aurait pour eux un budget européen réduit au minimum, dépourvu des fonds de cohésion. Puis s’appuyer sur les Polonais ainsi inquiétés pour adoucir le dirigeant hongrois… La présidence allemande s’achève le 31 décembre à minuit. Exactement au moment, à la minute près, où le Royaume-Uni quitte pour de bon l’Union européenne, au terme de la période de transition. Boris Johnson a tenté jusqu’au bout de négocier en direct avec la chancelière, pour la monter contre Emmanuel Macron. Evidemment, c’est raté.
Trop d’arrogance sur « l’exceptionnalisme britannique » l’a aveuglé sur l’essentiel : entre les Britanniques et les Européens, Angela Merkel choisira toujours les Européens.
Marion Van Renterghem, grand reporter, lauréate du prix Albert-Londres, auteure d’une biographie d’Angela Merkel et d’un essai autobiographique sur l’Europe.