Le bel ouvrage passe à table
Les pièces autour de la gastronomie française exposées à la Manufacture de Sèvres ne seront pas visibles avant la réouverture des musées, espérée au début de janvier. Pour l’heure, une mise en bouche virtuelle taquine les papilles des futurs visiteurs.
Clle n’est pas vraiment belle, plutôt du genre spectaculaire. Deux volatiles fantastiques en guise d’anses et quatre serres de griffon démesurées pour pieds, cette vasque-rafraîchissoir à bouteilles attire tous les regards. La faïence façonnée au xviie siècle, d’après les gravures de Michel Dorigny et de François Chauveau, arbore sur ses flancs des représentations bachiques, tandis que son intérieur recèle une scène des Métamorphoses d’Ovide : celle où Diane, surprise au bain par Actéon, le punit en le transformant en cerf, bientôt dévoré par des chiens. Une sorte de mise en garde contre les dangers de l’ivresse.
Cette création baroque à souhait trône à la Manufacture de Sèvres, dans le cadre d’une exposition-événement mise en oeuvre par Viviane Mesqui et Anaïs Boucher, dont l’ouverture est reportée au début de janvier, mais reste présente sur les réseaux sociaux du musée via des rendez-vous en ligne comme A table avec... et Hors d’oeuvre . A l’heure où les restaurants sont fermés jusqu’à nouvel ordre, cette réunion de pièces d’orfèvrerie, de céramique, de cristallerie, de tableaux et de manuscrits – que L’Express a vue en avant-première – a des allures de pied de nez. Préparation et consommation des mets, arts de la table et de la conversation, c’est un parcours passionnant sur les évolutions du repas français, classé par l’Unesco il y a dix ans (voir page 36).
A l’origine, il y a le banquet gaulois, dès le ier siècle de notre ère, qui se tient dans le triclinium des riches demeures du cru. Fruits de mer (qui font fureur), viandes mijotées ou rôties, poissons, douceurs et vin coupé d’eau sont alors au menu. Au Moyen Age, les festins des élites voient apparaître le service « à la française », plus tard codifié à la cour de Versailles : une succession de plats servis les uns après les autres sur un tranchoir, que l’on mange avec les mains.
Les épices lointaines ont alors la faveur des Français, mais, dès la première moitié du xviie siècle, les arômes du cru sont favorisés : moutarde de Dijon et bouquet garni. Le beurre devient l’élément clef de la cuisine nationale. On sépare le salé du sucré ; les bouillons, coulis et fonds de sauce s’élaborent en préambule des mets les plus raffinés. Au siècle suivant, le cocorico culinaire joue la carte de la subtilité et hisse la maîtrise des fourneaux au rang d’art. La société se passionne pour cette « cuisine moderne », à commencer par le roi Louis XV. A Sèvres figurent des pièces du luxueux service de Mme du Barry, favorite du monarque, ainsi que celles – nimbées du sublime bleu céleste emblématique de la manufacture – de Catherine II de Russie, qui prisait le savoir-faire hexagonal.
A l’époque, la fourchette ne sert qu’à piquer la viande dans le plat. Plus tard, elle deviendra un élément individuel du couvert dressé – somptueusement – chez les aristocrates et les bourgeois aisés qui les copient. On place tréteaux et planche n’importe où, au gré des voeux de la maîtresse de céans, avant que la salle à manger trouve sa place, détrônée ensuite par la cuisine américaine. Entre-temps, dans la foulée de Marie-Antoine Carême, les chefs talentueux acquièrent le statut de créateurs. L’hôtellerie et les restaurants, mis en avant par le célèbre guide Michelin, surfent sur la vague de la gastronomie made in France.
Dans le dernier tiers du xxe siècle, les agapes hexagonales connaissent une nouvelle ère et jouent un rôle diplomatique de premier plan. On y privilégie les produits du terroir. De nos jours, l’excellence tricolore se maintient, et l’exécutif y met du sien. En 2017, Evariste Richer conçoit le décor du service Bleu Elysée, destiné aux repas officiels donnés par les Macron. Histoire de mettre les petits plats dans les grands pour célébrer la bonne chère.