L'Express (France)

Cher Jean-Jacques Goldman,

- ANNE ROSENCHER

Chaque année ou presque, quand on les interroge sur leur personnali­té préférée, les Français vous placent en tête de leurs suffrages. Et chaque année ou presque, certains s’étonnent que la faveur populaire couronne ainsi un chanteur qui ne chante plus et qui ne parle pas. Alors les uns dissertent sur les biais méthodolog­iques, les autres pointent l’inclinatio­n des opinions, qui en pincent toujours pour les mutiques… En vérité, cher Jean-Jacques Goldman, je crois que nous ne sommes pas à l’abri de ce que l’explicatio­n la plus simple soit la bonne : les Français vous aiment (et moi aussi).

Il n’y a, au reste, rien d’étonnant à cela. Dans les années 1980, vous chantiez, sous les quolibets des pointus, les dames seules qui attirent les moineaux, et ceux qui changent la vie sans gloriole. Vous chantiez les professeur­s, les cordonnier­s, les méritants de banlieue, les rêveurs de mieux et d’Amérique, vous chantiez les solitudes de « ceux qui ne sont rien » – comme dirait un jour quelqu’un devenu beaucoup. Que vos succès puissent être aujourd’hui aimés sur les ronds-points des « GJ » comme chez les jeunes gens de bonne famille est une consolatio­n. Quelque chose qui prouve que, dans un pays fâché et qui fait chambre à part, on peut encore parfois faire société commune.

Votre popularité, c’est un bloc.

A en faire perdre son latin à Jérôme Fourquet. Dans son enquête, les seuls autres symboles collectifs qui rivalisent avec vous en unanimité – qu’importent les tranches d’âges et les CSP –, c’est la baguette de pain et le steak-frites. A propos de ce dernier, Roland Barthes écrivait dans ses Mythologie­s :

« Le bifteck suit la cote des valeurs patriotiqu­es : il les renfloue en temps de guerre. » Même si ça n’est pas la guerre que nous venons de vivre, vous êtes venu, dans nos salons, au milieu des assauts de l’angoisse. En vidéo, vous chantiez à nouveau ceux sur qui nous nous reposions. Vous les célébriez, avec votre éternel air de sincérité égarée dans un monde de frime. A l’heure des concours de déco subliminau­x en fond d’écran, vous étiez là, avec votre mur blanc, votre pull informe et vos grosses lunettes. Cette délicatess­e, que vous avez, de ne jamais écraser le don par la performanc­e. Merci.W

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